LUXEMBURGER WORT, Sophie Guinard, samedi 16 mai 2015


« Quand les repères basculent : entre Grèce et Turquie, un roman marquant »

« J’aurais eu un autre vécu, une autre connaissance de l’homme, un regard différent sur le monde, un sentiment différent sur mon pays, sur les Turcs, sur les Grecs, et même sur moi-même : Yannis est à un tournant crucial de sa vie. Dans une longue lettre d’une centaine de pages, il raconte…

Sa belle-mère, Constantia, est une vieille femme grecque pétrie de religion, de superstitions et de préjugés qui vit depuis toujours à Constantinople – les Romiotes, la communauté grecque de Turquie, appellent toujours Istanbul. Sa fille a épousé un Grec de Khios, une île à quelques kilomètres de la côte turque, là où se trouvent ses propres racines familiales.

Mais que lui prend-il de lui envoyer une missive ? La lecture qu’elle en fait avec son amie et voisine Vanguelia la mène de découvertes en découvertes : son gendre serait un Turc, un infidèle, un mécréant, un Ottoman !

Dès les premières pages, ce roman frappe par son écriture au rythme soutenu, sans chapitre, où les paragraphes, les retours à la ligne, les points sont très peu nombreux : l’urgence est là, il faut dire, raconter, expulser l’histoire de Yannis. À travers elle, apparaît la grande histoire de deux peuples, grec et turc, faite de guerres et de frontières, de religions et de haines. […] Les identités sont très fortes, les amours entre communautés sont empêchées, des destins tragiques se répètent à travers les générations. Et les secrets de famille surgissent parfois… L’angoisse et le choc de la révélation sont finement analysés.

Pour Yannis, il s’agit de décider du reste de sa vie : nier et rester dans le mensonge ou vivre la vérité et organiser un nouveau monde. Constantia est elle une personnalité tout en paradoxe, celui d’une femme grecque chrétienne, qui ne vit qu’avec ses pairs, refuse la culture turque, rejette les musulmans, pour qui l’idée même d’une amitié avec eux serait de la trahison, mais qui ne conçoit pas de vivre ailleurs qu’à Constantinople et méprise son île d’origine…

La puissance de la confession de cet homme qui traîne sur ses épaules toute cette histoire de deux peuples vivant d’un côté et de l’autre de la mer Égée – symbolisée par un grand-père turc vivant en Grèce et ami du roi et un grand-père grec vivant en Turquie et travaillant pour le sultan –, tient le lecteur complètement sous le charme. La capitale turque, grouillante de vie, magnifiée par le Bosphore, ses mosquées et ses églises n’y est pas pour rien…

Voilà donc une grande saga familiale servie par une écriture originale et un procédé narratif efficace, un contexte historique peu connu et une exploration psychologique convaincante : le premier roman traduit en français de Yannis Makridakis se lit d’une traite. Un auteur à suivre… »