RTL, Bernard Lehut, vendredi 23 janvier 2015


« Laissez-vous tenter : Amours, le roman tout en finesse de Léonor de Récondo »

« B. L. : Finaliste du Grand Prix RTL-Lire, Amours, est écrit par une jeune femme de 38 ans, Leonor de Récondo. Nous sommes en 1908, dans la demeure bourgeoise d’un notaire du Berry, Anselme de Boisvaillant. Il trousse allégrement la bonne de dix-sept ans, Céleste, et finit par l’engrosser. C’est là où l’histoire tristement banale prend une tournure inattendue. Victoire, la jeune épouse du notaire, incapable de lui donner un héritier, décide de garder l’enfant de Céleste et de le faire passer pour le sien. Mais un bouleversement plus grand encore va balayer toutes les convenances. L’amour maternel qui rapproche ces deux femmes, humiliées et mal-aimées, les précipite dans une passion réciproque. Un embrasement de leur cœur et de leur corps.
Léonor de Récondo : Je voulais écrire un moment où le corps justement balaie tout. C’est-à-dire, on a essayé de le contraindre : on a mis des corsets, on fait comme s’il n’existait pas… Donc, je voulais les mettre dans une situation où justement tous vont être complètement balayés par ce corps qui va surgir et qui va révolutionner la maison mais aussi leur propre vie, en sachant que, bien entendu, en général, c’est juste pour un instant. Après dans la durée… On est en 1908, la société est là, la moralité. Tout est beaucoup plus compliqué. Mais le surgissement du corps et la découverte de soi, oui c’est une victoire pour ces deux femmes ; de pouvoir vivre cet amour et d’y arriver malgré tout. […]
B. L. : N’allez pas voir dans ce roman un manifeste de l’homosexualité féminine. C’est bien plus subtil que ça. Le mot Amours dans le titre […] est au pluriel ; un pluriel qui ne relève pas du hasard…
L. de R. : C’était très important pour moi ce pluriel dans ce titre parce qu’en effet, même si l’amour qui se construit en tout cas dans le roman est celui entre Céleste et Victoire, il engendre d’autres sortes d’amour. Puisqu’il y a d’abord l’amour maternel, de l’une et de l’autre, en parallèle avec cet enfant qui va se construire aussi. Il y a aussi l’amour de soi, l’amour avec Anselme qui aime sa femme malgré tout, qui fait comme il peut… Donc, en effet, c’était l’idée d’écrire un livre sur plusieurs formes d’amour et d’essayer de le décrire en évitant la vulgarité, en essayant d’être toujours dans la beauté.
B. L. : Eh oui, objectif parfaitement atteint par Léonor de Récondo qui signe un texte tout en finesse au service d’une histoire troublante, à la gloire de la féminité. C’est vraiment une jolie surprise de ce début d’année.
« L. de R. : D’abord, je voulais écrire une histoire d’amour. C’était vraiment ça l’idée. Décrire le désir, parce que je trouve que c’est particulièrement difficile de bien l’écrire. Je ne l’avais jamais vraiment fait, donc c’est une première fois…
B. L. : Donc ça c’est d’une manière extrêmement générale. Écrire sur le désir…
L. de R. : Écrire sur le désir, écrire sur le corps et écrire sur une femme, des femmes qui vont vraiment découvrir leur corps. Donc, c’est pour ça aussi que j’ai décidé de situer cette histoire au début du vingtième siècle, à un moment où la femme est particulièrement contrainte […]. Là, grâce à cet amour, [le corps] va complètement voler en éclats. […]
B. L. : Victoire, vous êtes allée la chercher où ? Vous êtes allée la puiser dans d’autres personnages littéraires ? Par exemple, on est tenté par le parallèle avec Emma Bovary, même si, quand on regarde bien, elle n’a pas grand chose à voir.
L. de R. : Non, pas grand chose, sauf que ça va être sa première lecture de femme mariée. […] Il y a certainement des liens avec les grands personnages féminins de la littérature de l’époque mais je ne peux pas dire qu’il y en ait vraiment un en particulier qui m’ait inspirée. Même si j’ai voulu faire un clin d’œil à Emma Bovary qui va elle-même découvrir son corps dans le livre de Flaubert […].
B. L. : Céleste, la bonne, on peut évidemment penser à Flaubert […], même si on en est extrêmement loin.
L. de R. : Oui, à cette époque-là, la domesticité faisait partie de la vie et ça, c’était un rapport qui m’intéressait justement entre tous les personnages, entre tous les protagonistes. […] Je voulais mettre en parallèle ces deux femmes qui ont un rapport à leur corps extrêmement différent. Victoire a été bien élevée comme il se doit […], et surtout un corps utile juste pour une grossesse et une maternité. Donc, à partir du moment où elle-même ne tombe pas enceinte et n’arrive pas à avoir cet enfant, elle vit dans une sorte de vacuité et d’inutilité. Son corps n’existant pas, puisqu’il est corseté, puisqu’elle ne l’a pas encore utilisé…
B. L. : C’est un corps ignoré même puisqu’elle ne le voit jamais. […]
L. de R. : Céleste de son côté est une paysanne sans qu’on lui parle non plus de son corps, sans trop savoir comment elle existe, mais son corps est utilisé tous les jours pour les autres. Elle est corvéable, c’est la bonne à tout faire. Donc, je voulais vraiment les mettre en parallèle jusqu’au moment où elles se retrouvent et peut-être qu’elles forment cette femme complète, l’une et l’autre.
B. L. : D’ailleurs, le corps féminin Victoire le découvre – c’est une scène très forte du livre – à travers le corps de Céleste.
L. de R. : Oui, je me suis dit que la seule personne qu’elle pouvait aimer de toute manière ne pouvait être que Céleste. Et inversement. Elles sont perdues dans cette maison où il n’y a pas vraiment d’amour. […] À partir du moment où l’enfant est là, ça va être ce lien entre elles. La découverte de soi passe aussi par la découverte de l’autre qui est le plus proche et le plus ressemblant. Ça me semblait normal qu’elle aille vers un corps de femme d’abord.
B. L. : Avec cette phrase, qui est peut-être une phrase clé du livre, à un moment donné, quand leur relation est déjà entamée, Victoire dit à Céleste : Mon cœur a glissé dans ton corps. Je te touche et c’est moi que je caresse. C’est vraiment ça, la découverte de soi-même par l’autre.
L. de R. : Et Céleste est la femme qu’elle désirait être, qui a accompli ce qu’elle n’a pas réussi à accomplir : devenir mère, porter l’enfant, porter l’héritier, porter le garçon. […] Elles ont une fascination l’une pour l’autre, très différente mais qui les emmène comme ça, ensemble.
B. L. : Mais, je crois que pour toutes les deux, ce qui est une vraie révélation, c’est que d’un seul coup […], elles sont aimées.
L. de R. : Oui, exactement. Elles sont aimées. […] Elles sont tout à coup remplies de cet amour inimaginable parce que ni l’une ni l’autre n’ont, je crois, été aimées avant. […]
B. L. : Ce qui est intéressant aussi, c’est le lien que vous faîtes – c’est même le vecteur – entre l’amour maternel, l’amour pour un enfant, qui les conduit à l’amour entre femmes.
L. de R. : Oui, pour moi, c’était le trait d’union cet enfant. […]
B. L. : […] Quelle est, selon vous, la plus héroïque des deux, entre Victoire et Céleste ?
L. de R. : Pour moi, c’est Céleste. Victoire, elle a plus de cartes en main malgré tout […], alors que Céleste elle n’en a aucune, à part sa foi […].
B. L. : Il y a aussi autre chose d’intéressant dans votre roman, c’est cette description de ces intérieurs bourgeois […] à la fois, c’est un carcan et à un moment donné, ça va devenir une espèce d’écrin protecteur pour une passion inavouable. »