L’EXPRESS, François Busnel, mercredi 29 mai 2013


« Des baisers contre les balles »

« À ceux qui se demandent ce que pèse la littérature face aux désastres, il faut recommander la lecture du nouveau roman de Yanick Lahens. Une merveille ! Yanick Lahens fait partie de ces artistes qui décidèrent de ne pas quitter Port-au-Prince au lendemain du terrible séisme qui ébranla Haïti le 12 janvier 2010. Elle fait partie, surtout, de ces très rares écrivains qui refusent de réduire ce pays au malheur. Casser les clichés, tel est le rôle de la fiction. À ce séisme que le monde entier contempla, impuissant, Yanick Lahens oppose un autre séisme, intérieur : celui qui saisit un homme et une femme lorsqu’ils sont catapultés l’un vers l’autre, irrésistiblement, irrémédiablement. Guillaume et Nathalie travaillent côte à côte, ne se ressemblent pas, n’ont pas le même âge, ne partagent aucune illusion et savent parfaitement, dès les premiers instants, qu’ils auront une histoire ensemble. Quand ? Laquelle ? Tout est là, dans le face-à-face entre un homme qui désire et une femme au bord de l’enchantement. L’écriture de Yanick Lahens, poétique et sensuelle, invite le lecteur à braquer sa propre caméra sur les corps des amants. Ici, le plaisir est suggéré, avec une infinie douceur. Pas de scène d’érotisme torride dans les chambres, pas de misérabilisme primaire dans les rues. Mais la grâce d’une prose où chaque phrase contribue à créer l’atmosphère protectrice d’un monde à part, où la violence n’a plus sa place, où les caresses et les baisers se prennent pour des gilets pare-balles. Nous sommes à Port-au-Prince, qui a une kalachnikov dans une main, un 9-millimètres dans l’autre, la ville vaudoue par excellence, ensorcelée par le pire des fléaux : l’habitude. Guillaume le sait, qui ne se berce d’aucun espoir. Il appartient à cette classe moyenne dont l’auteur dit la lente paupérisation. Quant à Nathalie, elle sait qu’ici les femmes sont des biens, mis à la disposition de tous. Leur rencontre fait partie de ces miracles qui ne se produisent qu’à condition de prendre des risques. Au cœur d’un monde où la haine prédomine, ces deux-là prennent le risque de s’aimer à corps perdu. Contre l’esprit de résignation, contre le pessimisme ambiant, contre l’idée d’une fatalité qui ouvre la porte au désespoir, Yanick Lahens apporte la preuve que l’on peut métamorphoser la douleur en créativité lumineuse. Le poète René Char appelait cela la santé du malheur. »