LE DEVOIR, Lise Gauvin, samedi 1er novembre 2014


« L’amour au temps des dictatures »

« Le dernier roman de Yanick Lahens, Bain de lune, emprunte aux tableaux des maîtres haïtiens un sens précis de la couleur et une distribution de personnages en silhouettes répétitives et pourtant différenciées. Alors que son roman précédent, Guillaume et Nathalie, se déroulait dans un registre intimiste, celui-ci se déploie en une vaste fresque racontant les heurts et malheurs des habitants du village d’Anse bleue, un lieu traversé par les ouragans naturels et politiques.
Une jeune naufragée est trouvée par des pêcheurs sur la plage après une tempête, le corps mutilé et sans vie. Sa voix toutefois se fait entendre, qui retrace les destins des trois générations de paysans l’ayant précédée et tente ainsi d’expliquer l’engrenage impitoyable auquel elle n’a pu échapper .
Histoires de clans et de rivalités familiales sur fond de dictature politique et d’intimidation militaire. Histoires de cohabitation plus ou moins chaotique entre les divinités vaudou et les dieuxchrétiens. Histoires, enfin, d’éveil à l’amour et à la souffrance de femmes soumises par atavisme, dont les désirs et l’appétit de vivre sont vite engloutis dans un quotidien sans gloire. Quelques- unes se révoltent, telle cette Olmène Lafleur […].
Tout cela narré avec une justesse de ton et un style sans enflure ni pathos, appliqué à rendre les gestes des uns et des autres avec une profusion de détails qui leur donnent tout leur sens. L’horreur n’en devient que plus explicite, la tendresse plus touchante. Certains passages sont de véritables pièces d’anthologie, telle cette description de l’immobilité provoquée par un ouragan : Ce furent trois longues journées ennuyeuses d’attente, à gronder les enfants qui se chamaillaient et ne tenaient plus en place, à faire des nattes aux filles, aux femmes, à les défaire et à les refaire à nouveau. À raconter les rêves, à leur trouver un sens. À ressasser le temps d’avant, le temps longtemps, et à raviver les commérages. Trois longues journées de palabres traversées de silences pour parler aux dieux. […]
On retiendra de cette chronique le portrait d’une société en proie aux bouleversements les plus inattendus, ceux de la terre et des éléments tout autant que ceux de l’amour et de la passion, et un art du suspense consommé de la part d’une romancière qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page. »