ENCRESVAGABONDES.COM, Nadine Dutier, jeudi 3 septembre 2020


« C’est le journal de bord de la guerre du Liban du point de vue d’une petite fille de six à douze ans et en contrepoint la voix de son père sur les mêmes événements.
C’est d’une écriture torrentielle, haletante que Dima Abdallah emmène le lecteur dans Beyrouth en folie. Une écriture à la Mauvignier, qui ne laisse pas le lecteur reprendre son souffle. Un Beyrouth meurtri, saccagé, outragé dont l’écho résonne particulièrement aujourd’hui à nos oreilles à travers l’explosion du 4 août dernier.
Quand les bombardements se rapprochent de l’école, la petite fille attend son géant en qui elle a toute confiance, elle ne pleure pas. Quand il faut quitter un appartement pour un autre, elle ne se plaint pas. Elle apprend le provisoire, à ne s’attacher à rien, à tout abandonner.
Dans cette guerre civile où chrétiens et musulmans s’entretuent elle sait qu’il faut mentir, mais elle ne sait pas encore le faire et quand les enfants lui demandent sa religion, elle répond « je ne sais pas » mais ils insistent, demandent le prénom du père, des grands parents. Alors elle joue la petite fille débile pour en sortir au plus vite1.
La fillette a plus peur des fantômes que des bombes. Elle ne supporte pas de quitter ses parents pour aller au lit. « Je me sentirais plus en sécurité dans la cage d’escalier ou dans l’abri avec eux que dans mon lit toute seule. Je veux des bombes à n’en plus finir. (…) Je ne veux pas dormir. Je veux ma mère. »
Une nuit, la fillette qui a neuf ans fait une crise d’asthme. On l’emmène en urgence à l’hôpital où les médecins parlent d’une crise d’angoisse. Le père réalise alors que sa fille ne lui parle jamais de ce qui ne va pas, qu’elle souffre en silence à l’école sans jamais se plaindre. Sa fille « est la conscience du pays qui suffoque ». Il a le sentiment de l’avoir abandonnée alors que le pays glissait vers la démence.
C’est pour le bien des enfants que les parents décident qu’il faut quitter le pays. Ils partent avec leur mère mais le père restera. Pour aider sa mère à partir, la fillette cache son immense chagrin.  « Je tiendrai le temps qu’il faudra (…) Rien ne sortira. Je ferai comme d’habitude, je garderai tout ça verrouillé à double tour en moi, dans le contenant de mon corps, mon corps qui sera une forteresse. J’ai l’habitude. J’y arriverai, il le faudra bien. »
Le père fait l’amer constat que ces douze ans de guerre n’ont été que « douze ans à assister à la ruine de tout. Douze ans à regarder tout chanceler puis tomber. (…) Douze ans dans mille maisons sans jamais être à la maison. (…) Douze ans d’errance. Douze ans où partout ils sont étrangers. Douze ans d’exil. Ici. Chez nous. Jamais chez nous. »
Il espère que sa fille grandira comme les mauvaises herbes, arrachées, déracinées mais repoussant ailleurs. Il y a entre le père et la fille une complicité autour de leur amour des plantes qu’ils soignent à leur fenêtre. Ce qu’ils ne peuvent pas se dire avec des mots, ils se le disent à travers le jasmin, la marjolaine ou le romarin.
Le père écrit de la poésie. Pour lui, c’est parler en silence, c’est labourer le mutisme, c’est tuer le néant, c’est la seule résistance à l’absurde.
La vie en France n’est pas facile. Les enfants posent trop de questions. Elle se perd dans les couloirs des lycées immenses. Les professeurs sont stupides. Mais elle aime aller à la bibliothèque et marcher dans la rue sans que personne ne la reconnaisse.
Le rythme des phrases hachées, les répétitions fréquentes, la richesse des mots donnent un souffle très particulier à ce roman. C’est pour moi un très grand auteur qui se révèle ici. »

Nadine Dutier 
(03/09/20)

1 – Plus de dix ans après la guerre, on m’a posé les mêmes questions lorsque je donnais des cours à l’université de Beyrouth et on m’avait mise en garde de ne pas répondre « je suis athée » ni que je suis d’une famille juive. On m’a conseillé de m’inventer une religion peu pratiquée au Liban comme le protestantisme.

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