L’HUMANITÉ, Muriel Steinmetz, jeudi 28 octobre 2021


« Quand la pluie par chance éteint la rage

La romancière irlandaise Jan Carson peint à la suie la réalité brute de Belfast-Est, où rien n’est encore résolu des séquelles de la guerre civile.

Été 2014. Belfast (Irlande du Nord). La ville sent le bitume cramé, voire le crématorium. Deux feux géants s’élèvent, consument le rayon lingerie de Marks & Spencer, les bâtiments publics, les Abribus… Seize ans après la fin de la période dite des Troubles, à Belfast-Est, chacun est encore “porté sur la religion”, et tous ont “tendance à enfoncer les doigts dans la plaie et bien fouiller autour”. Des jeunes, dissimulés sous leur capuche, agissent et disparaissent. Les politiciens parlent. Les flics se replient “comme de vieux transats”.
Née dans une famille protestante, Jan Carson avait 18 ans, en 1998, lors de la signature de l’accord du Vendredi saint, qui mit fin à trente années de guerre civile. Elle vit à Belfast : “Cette ville où la vérité est un cercle vu d’un côté et un carré vu de l’autre.” Elle suit deux hommes, nés tous deux dans l’est de la ville. Jonathan Murray, médecin banal et solitaire, et Sammy Agnew, ancien paramilitaire protestant. Chacun détient un secret terrible. Murray déteste son nom, qui “s’accrochait à l’arrière de [ses] dents, comme de la salive séchée”. Le visage de Sammy Agnew ressemble à “des obsèques du week-end”. Dans sa jeunesse, Sammy et ses copains stoppaient des catholiques, repérés au chapelet suspendu à leur rétroviseur. Ils brûlaient la caisse, tabassaient les hommes. Aujourd’hui, son fils Mark, “taillé dans le même vieux drap”, prend la relève. La violence “se transmet comme les maladies cardiaques ou le cancer”. On assiste aux tribulations, sur trois mois d’été, de ces deux pères que tout éloigne. On prend le pouls d’une ville où protestants et catholiques, “flics et manifestants, pauvres et riches” se croisent sans se connaître. Il y a des enfants aux étranges pouvoirs. L’un a des roues à la place des pieds, un autre voit l’avenir dans les surfaces liquides… Les parents de ces “infortunés de Belfast-Est” se réunissent pour confesser leur douleur. Sous une lumière de biais, le livre prend l’allure d’un “triste conte”. La ville va-t-elle finir en un gigantesque brasier ? La pluie éteindra la rage, jusque dans les “vilains quartiers qui empestent l’animal humide”. Ainsi rincée, la situation s’améliore sous les yeux ébahis des politiciens. “Le temps de la colère” s’achève, “pour un an”, précise la romancière, dont on salue la puissance narrative. »