LE FIGARO LITTÉRAIRE, article et entretien avec Sébastien Lapaque, jeudi 8 septembre 2022


Respectant les codes de la narration fictive, l’écrivaine s’est attachée à faire vivre une suite de personnages bons et mauvais, heureux et malheureux.

« J’ai oublié de vivre », chantait Johnny Hallyday sous Giscard. Jeanne, la narratrice de Sa préférée n’a pas eu ce choix entre la mémoire et l’oubli. Dans le village suisse où elle a grandi, au milieu d’alpages moins enchantés que ceux d’Heidi, la sauvagerie de son père, le silence de ses proches et le suicide de sa sœur l’ont purement et simplement empêchée de vivre. Avant son départ pour un pensionnat de Sion, son enfance et son adolescence se sont apparentées à un «long après-midi de l’âme», comme l’écrivait Emily Dickinson dont Sarah Jollien-Fardel a inscrit le nom en épigraphe de son livre.

Dans les premières pages du roman, Jeanne se souvient. Les cris et les coups, les yeux baissés de sa mère. « Mon père était un inculte, mais il avait l’instinct des méchants et des animaux. » À trente années de distance, désormais établie à Lausanne, loin des montagnes valaisannes qui s’étendent plus à l’est, elle semble avoir traversé les flammes et même trouvé une manière de paix. En réalité Jeanne est en guerre. « Depuis toujours. Pour toujours », écrit Sarah Jollien-Fardel dans un style sec, sans apprêt, parfaitement accordé à son propos lorsqu’il s’agit d’établir le catalogue des horreurs familiales.

Inclination à la méchanceté

Sa préférée a la couleur de l’autofiction, le goût de l’autofiction, mais ce n’est pas de l’autofiction. On le comprend en lisant la dernière page du livre, où la romancière fait retentir un coup de cymbale, tel Alfred Hitchcock à la fin d’un film à suspense. Respectant les codes de la narration fictive, Sarah Jollien-Fardel s’est attachée à faire vivre une suite de personnages bons et mauvais, heureux et malheureux.

Père, mère, sœur, amis, amantes improvisent autour de Jeanne une étoile qui n’est pas celle de la rédemption, le malheur l’ayant frappée trop jeune pour qu’elle ait pu se soustraire à sa morsure. Elle a fui son village, « réputé loin à la ronde pour son manque de solidarité et son inclination à la méchanceté », puis est revenue vers ses fantômes, comme le chien à son vomi dans le livre des Proverbes. « Mes origines m’obsèdent, me salissent, hurlent la nuit, surgissent quand je ne m’y attends pas », confesse-t-elle avant que ne sonne l’heure fatale.

ENTRETIEN – L’auteure, originaire du Valais, est lauréate du prix du Roman Fnac pour Sa préférée.

Née en 1971 dans un village du district d’Hérens, en Valais, Sarah Jollien-Fardel a vécu plusieurs années à Lausanne avant de se réinstaller dans son canton d’origine. Elle signe son premier roman.

LE FIGARO. – Vous décrivez le monde paysan non pas à travers la nature, mais à travers ses souffrances. Est-ce un choix résolument antilyrique et même antibucolique ?

Pas du tout. Dans une espèce de monologue intérieur de Jeanne lorsqu’elle revient chez elle avec Charlotte, elle pense à la beauté du Valais. Ailleurs, il y a des passages sur Vercorin. Il me semble avoir décrit la beauté du Valais en particulier et celle de la Suisse en général, notamment à travers des évocations du lac Léman qui est une métaphore du liquide amniotique — les montagnes fournissant à Jeanne une image de son père.

Les Valaisans ont la réputation d’être de grands conteurs. Malgré des allures d’autofiction, en quoi votre roman est-il soumis aux codes de la narration chers à ces conteurs ?

Effectivement, les contes ont été très importants chez nous. Mais c’était bien avant ma naissance, du temps de ma grand-mère ou de ma mère, à l’époque où il n’y avait pas de télé. La seule distraction, c’était de raconter des histoires. Enfant, j’adorais que ma mère ou ma grand-mère m’en racontent à leur tour. J’avais l’imagination galopante et moi-même, j’ai toujours adoré raconter des histoires. Vous avez raison, les dons de conteurs sont un trait marqué chez les Valaisans. Ils s’expriment de manière instinctive.

Écrivain d’expression francophone, vous avez glissé le titre d’un livre de Stefan Zweig dans votre roman à la fin duquel vous remerciez l’écrivain autrichien Robert Seethaler. Revendiquez-vous l’influence de la littérature de langue allemande ?

Pas du tout, ou alors de manière inconsciente. Adolescente, j’ai lu Stefan Zweig en français. Je suis plutôt tournée vers la littérature française et américaine que vers les œuvres de mes compatriotes germanophones. Mais la langue n’a aucune importance. Quand je lis Toni Morrisson, je suis noire ; quand je lis Chantal Thomas, je nage avec elle ; quand je lis Pierre, de Christian Bobin, je suis Soulages. Je suis dans l’universalité. À ce propos, quelqu’un m’a écrit un très beau mot sur mon roman: «C’est une histoire valaisanne, donc c’est une histoire universelle.» Je la reprends volontiers à mon compte.