- Livre : Sa préférée
- Auteur : Sarah JOLLIEN-FARDEL
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LA CROIX, Antoine Perraud, jeudi 8 septembre 2022
Sa préférée, la violence et l’enfance
Un récit à la fois glaçant et lumineux sur l’impossibilité de vivre sous la coupe d’un père hideux, qui a été récompensé par le prix du roman Fnac le 8 septembre.
La Suisse, en apparence si ouatée, possède l’art de parfois pousser un hurlement littéraire inouï, à même de commotionner le monde. En 1975, Mars, récit posthume fulminant publié sous le pseudonyme de Fritz Zorn, clamait qu’un encagement familial et social zurichois ne pouvait que finir en cancer. Près de cinquante ans plus tard, la Valaisanne Sarah Jollien-Fardel, bien vivante et sous son patronyme, lance un cri maîtrisé, millimétré, rythmé à la perfection ; un cri indélébile tant il vise au cœur des cruautés humaines ; un cri capital, essentiel, absolu ; un cri dans l’après-coup d’un pardon longtemps impossible.
Il s’agit d’un père atroce, chauffer routier vulgaire, aviné, brutal, terrorisant sa femme et ses deux filles dans un village des hauteurs de Sion à la fin des années 1970. Jeanne, la narratrice, déliée sans le savoir encore, échappe aux pires raclées rituellement dévolues à la mère. Et à la sœur aînée : « Sa préférée » à lui, on imagine le pire, qui advient de la douleur, jusqu’au bout de l’imaginable.
Jeanne, victime collatérale et parfois frontale, restitue, par la grâce et la distance de l’écriture, une situation insupportable – « Personne n’avait le recul du spectateur » – et pourtant rendue électromagnétique : question de style. Avec un regard de biais, la romancière fait défiler les horreurs domestiques en cours des années durant, répétitives, invariables, avec de temps à autre des variations infernales. La violence considérée par l’enfance : mon père, ce zéro au regard d’égout.
De telles sensations ayant cadenassé une gamine – « Moi je suis née morte » – se tressent, de chapitre en chapitre, avec la vie d’après, la vie d’une adulte comprimée jusqu’à la moelle. Et ce, tout au long d’un livre bouleversant, composé à la manière d’une danse qui chaloupe entre Éros et Thanatos : « J’étais verrouillée, sans accès aux plaisirs, sauf a celui de nager, que j’avais découvert loin de mon père. Tout le reste confluait vers lui. Les besoins élémentaires comme manger ou dormir recelaient un danger. J’avalais la nourriture tout rond et somnolait sans tranquillité. Même chanter n’était pas inoffensif. »
Comme au gré d’une cure, les écailles tombent, le choc post-traumatique s’estompe, les carences émotionnelle refluent. Place aux tardives découvertes charnelles, à l’amour d’un paysage – le Léman auquel l’autrice bâtit par petites touches, un hymne itératif –, à l’attrait de Paris, ville émancipatrice…
Pourtant, « Pulvérisée en dedans », Jeanne revient, en cas de secousse, à la case départ de la haine : « Je suis la femme sans rémission. » Cette menace d’être entraînée, à tout moment, par le fond d’un passé glutineux est décrite à coups d’impulsions vertigineuses : « Je détestais celle que je devenais, Incapable de pardon, incapable d’avancer ou de me défaire des frusques puantes de mon enfance. »
Or c’est tout le contraire, en pointillé. Un roman connaît toujours un point de départ et un point d’arrivée. Sa préférée, par-delà ses scènes cataclysmiques, induit ce qui travaille et rédime, souterrainement. Aussi bien Jeanne elle-même que le médecin de famille – il se boucha les yeux autrefois mais vient à résipiscence dans une scène déchirante. D’avoir pu écrire, ainsi, ce livre des calamités infinies, témoigne qu’il est possible d’y enfin couper. En toute beauté de surcroît.