- Livre : Sa préférée
- Auteur : Sarah JOLLIEN-FARDEL
- Revue de presse
BABELIO, entretien avec Sarah Jollien-Fardel, Nicolas Hecht, jeudi 8 septembre 2022
Comment vivre avec une enfance volée ? C’est l’une des nombreuses questions que pose l’autrice suisse dans ce livre, en plus de celle du pardon, de la culpabilité et de l’inéluctabilité d’un destin qui sans cesse rattrape ce personnage. Un roman poignant, dur, sur la difficile (voire l’impossible) reconstruction d’une femme, Jeanne, qui a vécu son enfance dans la crainte d’un père violent et manipulateur. Un roman aux airs de tragédie, plébiscité par les lecteurs Babelio (puisqu’il affiche une très belle moyenne de 4,21/5 pour 26 notes), par les libraires et autres professionnels, avec notamment une sélection en première liste du Goncourt 2022.
Nous avons interrogé par téléphone Sarah Jollien-Fardel pour en savoir plus sur son processus d’écriture, ses intentions, mais aussi ses lectures de la rentrée littéraire – nombreuses puisqu’elle est rédactrice en chef du magazine littéraire Aimer Lire, pour les librairies suisses Payot.
Vous remportez cette année le Prix du Roman Fnac. C’est la 5e fois dans l’histoire de ce prix qu’il est attribué à un premier roman. Quel effet cela vous fait de le recevoir pour ce livre ?
C’est une surprise totale, un immense bonheur aussi puisque le livre est choisi par 800 personnes, moitié lecteurs et moitié professionnels. Une joie aussi parce que je suis la première Suisse à le remporter.
Dès les premières pages du roman, nous sommes plongés dans une violence sourde, banale pour les personnages qui la subissent. Dès lors, le livre se concentre sur la tentative de Jeanne de fuir ce père maltraitant, et surtout sa volonté de se reconstruire en quittant dès que possible le foyer familial. Avez-vous pensé ouvrir le livre sur ce choc initial de la violence, dès les premières lignes de l’écriture ?
Oui, c’était voulu, même si je n’ai pas fait de plan avant d’écrire. Par contre je dois préciser que pour la famille c’est plus « banalisé » que « banal », puisque le personnage de Jeanne voit bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans cette situation. Dans la construction, effectivement, pour moi ce qui compte c’est l’écriture plus que la chute d’un livre – j’ai d’ailleurs pour habitude de toujours lire la fin d’un livre au début d’une lecture, après seulement quelques pages. Je voulais aussi que ce soit sans ambage, direct, ce qui correspond à mon caractère. J’ai écrit tous les jours pour avoir un rythme tendu, un souffle.
Ensuite, je voudrais tout de même préciser que j’ajoute au fil de l’histoire des événements et détails, des violences parfois assez sadiques, qu’elles soient physiques ou verbales. Autant de petites choses qui montrent que ce père, déjà violent dès le départ, est aussi pervers, sadique, manipulateur.
Je viens d’avoir mon premier contact avec des lecteurs après la publication, au festival Le Livre sur les quais de Morges, en Suisse, et j’ai vu beaucoup de personnes émues par ce livre malgré (ou en raison de) cette violence, beaucoup d’hommes d’ailleurs entre 65 et 75 ans auxquels cette histoire a parlé.
Sa préférée présente une autre facette de la Suisse, et plus précisément du canton du Valais – un environnement plus rustique, conservateur et modeste que l’image qu’on se fait parfois de ce pays. Considérez-vous ce livre comme un hommage à ces lieux où vous avez grandi, des lieux qui sont l’une des seules respirations pour Jeanne lorsqu’elle aborde son enfance ?
Ça me fait très plaisir que vous parliez d’hommage. Vu le sujet du livre, certains pourraient être choqués par le fait que cela se passe dans le Valais ; mais il y a aussi des passages sur les paysages de cette partie de Suisse. J’ai toujours voulu écrire, et notamment sur le Valais. J’ai eu le même parcours que Jeanne, j’ai fui cette région montagneuse à l’adolescence. Mais je trouve cette région très belle. J’ai beaucoup d’amis français, et la Suisse est en fait très variée, comme la France ; ça peut aussi être le cas à l’intérieur d’un même canton. J’ai décrit par exemple les coutumes funéraires, qui sont vraiment celles que je connais. Mais il suffit que vous alliez à 40 kilomètres de chez moi, et les coutumes seront différentes, les accents aussi parfois.
C’est aussi une campagne un peu particulière, le fait que les gens ne disent rien, ne protègent pas de ce père. Cette violence intrafamiliale n’est d’ailleurs pas réservée à un monde rural, retiré, il y en a partout, comme en parle Monica Sabolo dans son dernier roman La Vie clandestine, qui se déroule plutôt dans la bourgeoisie suisse. Mais là c’est vrai qu’il y a cette atmosphère du Valais très particulière. Ce que j’ai constaté et qui me touche énormément, c’est que cette histoire a pu résonner chez beaucoup de lecteurs, en dehors des particularismes locaux de la Suisse.
C’est aussi un roman sur la transmission de la violence, qui agit comme un poison sur Jeanne. La reproduction de la violence apparaît dans son cas comme une fatalité, un mal dont elle ne peut se défaire, qui resurgit à plusieurs reprises dans sa vie d’adulte. Est-ce que selon vous les victimes de violence durant l’enfance sont d’une certaine manière condamnées à la reproduire ? Ou bien est-ce seulement lié au personnage de Jeanne dans votre livre, sans volonté d’en faire un cas général ?
Je n’avais pas spécialement réfléchi à cet aspect, je pense qu’il y a tous les cas de figure. Je travaille d’ailleurs comme bénévole dans une association pour femmes battues, c’est un sujet qui m’a toujours intéressée. Dans ce que j’observe, il y a effectivement des femmes qui reproduisent d’une manière ou d’une autre cela, en choisissant un mari violent malgré elle par exemple. Il y a peut-être des gens qui ont une résilience – un mot que je ne voulais pas du tout mettre dans le livre – et arrivent à s’en sortir malgré tout. Je pense que de toute façon vivre ça dans l’enfance mène à un empêchement, que c’est difficile de se construire après et de ne pas être cabossé.
Dans ce livre il y a mes obsessions personnelles, qui sont la mort, le suicide, la dépendance aussi… Ce sont des sujets auxquels je reviendrai si j’écris un deuxième livre, des sujets qui me traversent. Il y a aussi celui des gens qui n’y arrivent pas, je voulais parler d’une personne comme ça.
Avez-vous été tentée de donner la parole à d’autres personnages que Jeanne ; à Claire, la mère, ou Emma, la sœur, par exemple ?
Je n’ai pas fait de plan mais je connaissais la chute, l’ambiance dès le départ. Ça fait des années que je pensais à ce livre, ça a été difficile, je voulais quelque chose sous tension. J’ai beaucoup retravaillé le livre toute seule avant de le montrer à un éditeur : je suis bavarde dans la vie, mais j’aime la littérature qui ne bavarde pas. J’ai beaucoup poli ce texte, mais je me suis posé la question après coup sur la vie de ce père par exemple, ou de cette mère, dont on ne connaît pas l’histoire. Je me suis aussi posé la question du roman choral, mais finalement j’ai opté pour cette forme. Je me suis concentrée sur Jeanne.
Est-ce que vous comptez lire, ou avez déjà lu, certains livres de la rentrée littéraire ?
Ah oui, plein ! J’ai lu La Vie clandestine, j’adore Monica Sabolo et je trouve son dernier très fort. J’ai lu aussi Vers la violence de Blandine Rinkel, La Nuit des pères de Gaëlle Josse – que j’ai interviewée dans le cadre de mon travail. Le prochain ce sera Les gens de Bilbao naissent où ils veulent de Maria Larrea, que j’ai rencontrée. Je vais aussi lire celui d’Anthony Passeron, Les Enfants endormis. J’ai acheté Une terrible délicatesse de Joe Browning Wroe – conseillé par une libraire de la Fnac sur Instagram. J’ai pris aussi Patte blanche de Kinga Wyrzykowska, que Julien de L’Ecume des pages conseillait. Et le même libraire m’a mis entre les mains Le Principe de réalité ouzbek de Tiphaine Le Gall. Il y en a un trop bien d’une Suisse, Carole Allamand, sur le syndrome de Diogène : Tout garder. Et puis je suis obligée de citer La Treizième Heure d’Emmanuelle Bayamack-Tam. Les derniers Laurent Gaudé et Joseph Incardona aussi.
J’ai d’ailleurs décidé de faire un truc super cool : les libraires m’ont soutenu très tôt, dès le départ avec mon roman, donc j’avais envie d’acheter un livre conseillé par un libraire dans chaque lieu où je serai invitée.