L’HUMANITÉ, Muriel Steinmetz, jeudi 6 octobre 2022


Une enfance sous l’emprise du père monstre
Le premier livre de Sarah Jollien-Fardel revient sur un cauchemar vécu en silence dans un village suisse où tout se sait sans rien se dire.

De la violence brute et de la vulgarité d’un père, le roman de Sarah Jollien-Fardel (qui était dans la première sélection du Goncourt) ne cache rien. Ça explose quand on s’y attend le moins, au coin d’une page, à la fin d’un chapitre. À sa femme, qui regarde des films à l’eau de rose : « Alors, la salope, ça te fait mouiller de regarder cette histoire de merde ? » Le coup de poing vient sans crier gare. « Ça pouvait être la viande filandreuse du ragoût, un clou de girofle de trop. » « Ça pouvait être rien. Et ça démarrait. » Pire : l’inceste avec, au milieu du livre, cette confidence de la sœur aînée à la narratrice (la cadette), avant de se suicider : « Violée ? Euh, non, pas vraiment. (…) Il me disait que c’était moi, que je l’excitais. Mais je faisais pas exprès, je te jure. J’avais des seins. Il les adorait. » Et plus loin : « Je sais que c’est mal. Mais j’étais sa préférée. »

Pour la narratrice, revenir sur cette enfance a pris du temps. Treize ans de psychanalyse avant de pouvoir se frayer en esprit un chemin jusqu’à la maison devant laquelle « s’entassaient des carcasses de voitures » et la « vinasse du père qui empestait ». Aimer viendra bien après, une fois quitté le village des montagnes valaisannes, un bled où tout le monde sait et ne dit rien. Il en faudra de la ténacité pour s’extirper des griffes de ce « monstre» de père, chauffeur routier au pouvoir patriarcal tout puissant. Avant cela, l’abus est enfoui, l’omerta, collective. La mère se tait. La sœur subit. Les voisins regardent ailleurs. Le médecin ferme les yeux.

La narratrice finira par fuir du côté de Lausanne, apprivoiser son lac, y nager souvent et maintenir le passé sous l’eau, même si la « rage » et la « honte » font pression.

Sarah Jollien-Fardel décrit les postures du corps sous contrainte : « le souffle coupé au moindre bruit », « être en apnée à table », « garder la tête baissée, si bien que la bosse du bison naîtra vite ».

La langue âpre de la romancière (née en 1971 dans un village du district d’Hérens, dans le Valais) obéit à un rythme imprévu. Sa prose vous laisse la gueule ouverte avec un pansement sur la joue. Se lit, en filigrane, une émancipation à marche forcée, l’expérience d’une transfuge de classe, la découverte des amours homosexuelles, avec pour racines la terre natale perdue-retrouvée et pour horizon bouché une culpabilité à l’endroit de la mère, morte trop tôt.