LE MONDE, Tiphaine Samoyault, vendredi 3 mars 2023


Femmes en grève

Elles sont quatre, elles sont ovalistes : elles tissent et apprêtent le fil de soie sur les bobines des moulins. La pièce de l’atelier où elles travaillent debout douze heures par jour est ovale, d’où le nom donné aux ouvrières, plus rarement aux ouvriers, qui, eux, sont mouliniers et mieux payés. Elles viennent de la Drôme, de Haute-Savoie, du Beaujolais ou du Piémont, et sont logées sur place, dans des dortoirs où elles sont deux par lit, entièrement subordonnées à la machine. En juin 1869, un an avant la Commune de Lyon, elles se mettent en grève avec leurs camarades, réclament une augmentation de salaire et une réduction de leur temps de travail. Elles forment ainsi, parmi deux mille ouvrières, la première grève de femmes connue, rejoignant l’Association internationale des travailleurs (AIT), organisant la caisse, s’emparant de l’espace public, annonçant la création, dans cette même ville de Lyon, des premiers syndicats féminins quelques années plus tard.

L’industrie lyonnaise de la soie connaît depuis 1831 des révoltes et des insurrections qui ont été essentielles pour le mouvement ouvrier et la pensée sociale. Mais les révoltes de canuts étaient le fait d’hommes souvent doublement armés — cultivés et équipés de fusils. Elles ont toutes été réprimées dans le sang. La grève de 1869 est bien différente. Aucune de ces femmes ne sait lire ni écrire, elles parlent des langues étrangères ou des patois, signent d’une croix les lettres de revendications qu’elles font écrire à l’écrivain public, elles n’ont pas d’armes. Maryline Desbiolles titre ainsi son roman, Il n’y aura pas de sang versé, non pour dire de manière simpliste que les femmes seraient par nature moins violentes que les hommes, mais pour donner une signification particulière à leur espoir. Du sang, il y en a bien assez qui coule de leur corps et dans leurs pauvres vies. En ces mois de juin et de juillet, elles forment enfin une bande, elles envahissent la ville et, la nuit, elles parlent fort, expriment leur désaccord, elles tiennent tête, elles ont cessé d’être discrètes. Leur monde s’agrandit. Des Brotteaux ou des Chartreux, de la Croix-Rousse ou de La Guillotière, elles lancent des pierres dans les carreaux, elles débauchent le plus possible d’ateliers. Elles perdent.

Mais elles ont changé, et peu d’entre elles reprendront le métier comme avant. Dans l’histoire de ce mouvement, on connaît la principale meneuse, Philomène Rozan, et on sait qu’elle sera invitée par Marx au congrès de l’AIT, à Bâle, en septembre de cette année-là. En revanche, on ne sait pas pourquoi elle ne s’y est pas montrée — les ovalistes sont représentées par Bakounine, qui joue ensuite un rôle important dans la Commune de Lyon.

Les femmes du roman s’appellent Toia, Rosalie, Marie et Clémence. Elles sont très jeunes, et leurs vies sont vraiment minuscules. Mais le pouvoir du roman est bien de transformer en personnages des figurants de l’histoire. Dans un film en noir et blanc, le procédé un peu convenu serait de les faire apparaître en couleur au milieu de la foule, pour qu’on les distingue. Il n’y aura pas de sang versé pose précisément ce problème de la distinction : que voit-on d’un événement, sur des images du passé ? Maryline Desbiolles assume l’invention, l’anachronisme. Pour mettre en scène une solidarité naissante, elle imagine entre ces femmes une course de relais, où chacune passe le témoin à l’autre, ce qui fait comprendre par analogie comment naît une grève. L’écriture elle-même est lancée comme une course, avec un rythme qui s’étend et des mots qui rebondissent d’une phrase à l’autre. On n’a pas forcément le temps de connaître ces jeunes femmes, mais elles nous touchent par un trait : la boiterie de l’une, l’indifférence à son enfant de l’autre, ou celle qui trouve une position du corps pour devenir instantanément, dans n’importe quel lieu, sa propre cabane, son abri.

La littérature comme relais et passage de témoin : l’image n’est pas neuve, mais, en donnant ici une forme concrète à la rencontre, elle indique que la sortie de l’anonymat n’est pas un choix, mais un fait social. Si la narratrice ressent une sororité avec ces femmes, c’est parce que leur action commune fait partie de ces gestes qui lui ont permis, à elle, plus d’un siècle plus tard, de devenir écrivaine. Elle le raconte dans d’autres de ses livres parus dans la collection « Fiction & Cie » du Seuil, Primo ou Ceux qui reviennent (2005 et 2014) : la famille italienne comme la mercerie-bonneterie de ses grands-parents hantent aussi ce roman-ci. Les historiens qui entreprennent depuis longtemps de faire l’histoire des invisibles ou des oubliés de l’histoire font-ils autre chose ? Carlo Ginzburg avec Menocchio (Le Fromage et les Vers, Aubier, 1980), Alain Corbin avec Pinagot (Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, Flammarion, 1998), ou plus récemment Christian Jouhaud avec Marie Du Bois (Le Siècle de Marie Du Bois, Seuil, 2022), font revivre des inconnus, inscrivent leur nom dans des livres et, en plus, ils attestent leur existence. La littérature est sans preuves, ce qui sur ce point peut la fragiliser et explique que beaucoup de gens préfèrent lire des biographies ou des livres d’histoire. Mais ce qui la rend forte reste ce lien émotif conduit jusqu’à nous : écrire « avec » et non « sur », s’indigner et rire avec les mortes.