- Livre : Il n'y aura pas de sang versé
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
- Revue de presse
Étude de Pierre Campion, lundi 13 mars 2023
Le roman d’une grève
C’est le récit d’un événement réel et abondamment documenté : d’une grève d’ouvrières en soie, à Lyon, en juin 1869. Mais ce n’est pas un roman historique (elles ne sont pas des mousquetaires), ce n’est pas non plus Germinal, ce n’est pas un roman sur l’immigration, ni un roman d’inspiration marxiste, même si Marx y fait une apparition.
Nous sommes dans la veine des romans de Maryline Desbiolles, qui inspire une œuvre abondante et qui conduit du Piémont à la Savoie et maintenant de la Savoie à Lyon, Surtout nous sommes dans le style de Desbiolles : d’une écriture dynamique et empathique, d’une langue familière et savante, d’un phrasé reconnaissable de livre en livre.
C’est un roman : libre de références et de rhétoriques.
La course de relais
Ici pas de « situation » de l’action, pas de portraits en pied, pas de démarche explicative élaborée a posteriori en vue de préparer l’évocation de destins, en un mot : pas d’introduction en dispositif progressif-régressif ni d’enfermement dialectique, pas de ces perspectives finalistes prises d’avance dans le tourniquet démonstratif des pétitions de principe.
Le secret de ce roman, c’est dans sa dynamique qu’il faut le chercher, en se demandant dans quelle invention cette dynamique trouve son principe. Problème des plus classiques, que tous les romanciers connaissent, notamment dans le lancement de l’action.
L’invention ici réside dans une fiction, celle de la course de relais. Sur un stade en cendrée, dans un 4×100 mètres, quatre relayeuses, chacune dans sa spécialité athlétique, se transmettent un bâton appelé le témoin : l’une qui assure l’impulsion, l’une qui conserve et amplifie le rythme initial, l’une qui assure le deuxième virage, l’une qui impose par sa force la pointe finale de la vitesse acquise. Par trois fois, le moment décisif du passage de témoin à l’aveugle suppose que l’adresse d’un jeu de mains se conjugue à la puissance musculaire. Le tout est régulé par des lois dont les principales interdisent qu’aucune des relayeuses mette un pied hors de son couloir et que le témoin — non plus que le livre — ne tombe pas des mains.
Chacune vient dans le stade non pas comme un personnage ou un mythe mais avec son nom et avec la simple trajectoire de l’histoire qui l’a portée depuis l’enfance à des ateliers lyonnais de soieries où elles sont attachées à servir des bobines de forme ovale (elles sont donc appelées ovalistes) et où elles vivent sur place 24 heures sur 24.
Le principe de la solidarité ouvrière en est bouleversé : elle agit non plus par le poids des masses mais par la légèreté des personnes.
Et la course est vue non pas exactement par les spectateurs d’un stade mais sous le point de vue des caméras modernes, haut situé, construit, varié et détaillé à chaque instant : un « nous » se constitue alors, une communauté humaine informée par l’esthétique contemporaine de la vidéo, celle-ci transmise par la télévision et par les canaux innombrables des réseaux sociaux. Comme modèle de la narration romanesque, on ne parle plus du cinéma des frères Lumière mais d’un avatar imprévu de leur industrie lyonnaise.
Qu’est-ce qu’une grève de femmes ?
En son principe, dans ses fins ultimes et dans ses revendications, la grève des ovalistes est un mouvement autonome.
Un moment décisif du roman raconte « la ligne d’arrivée ». Sur cette ligne, Clémence Blanc, la dernière relayeuse, ne lève pas les bras, « elle ne gagne rien, nos quatre relayeuses ne gagnent rien, n’établissent pas de record » :
Elles nous conduisent vers la foule des femmes en grève, la foule des ovalistes, dans les deux mille, deux mille femmes au moins, deux mille ovalistes, deux mille femmes ovalistes, et pas pour s’y diluer, se fondre dans la foule comme on dit, jamais peut-être elles n’auront été elles-mêmes que ces jours et ces nuits-là, des mois de juin et de juillet 1869, si être soi-même consiste à se mêler, à parler fort, […] consiste à reconnaître pareils sentiments, à se reconnaître
En pleine phrase, la longue période se suspend jusqu’à reparaître, plusieurs pages blanches plus loin, quand la grève va être racontée dans ses épisodes, « sables et graviers » :
en ses semblables. Qui le deviennent, comme les paroles volent, semblables elles aussi, franchissent allègrement la ligne d’arrivée, au mépris de la victoire, au mépris des records que les commencements ignorent superbement […], des milliers d’ovalistes dont trois cents hommes peut-être, on ne sait pas au juste, les prennent avec elles, font corps avec elles […].
Puissamment, le mouvement lyrique enjambe les vides et développe non seulement l’action des ouvrières mais aussi les chances de la parole romanesque : d’être entendue de lecteurs et ainsi de jouer elle-même un rôle de relayeuse dans la conquête d’une communauté humaine à venir.
Et pourtant, ne pourrait-on suggérer que dans d’autres couloirs — jusqu’à cinq ou six — couraient des entreprises du capitalisme lyonnais, moderne et très performant, prêt à des relais qui dépassaient les 4×100 mètres jusqu’à la dimension de quatre marathons, et candidat déclaré à des victoires ? Pourtant il fut mis en difficultés sinon en échec par une équipe de bobineuses qui, sans le savoir, travaillaient à une union future de la communauté humaine.
Juin-juillet 1869
Voici le moment ardent et bref de la grève, de ses développements, de ses difficultés et de son acmé dans les rues de Lyon, des obstacles élevés par les patrons et des malentendus qui divisent les grévistes, d’un jugement qui envoie l’une des relayeuses en prison pour six jours. La dynamique s’effrite, l’élan se perd, le reflux gagne.
C’est là que se dévoile le jeu trouble de l’une des ouvrières à l’identité incertaine et qu’apparaît le mouvement de Marx, l’AIT (Association internationale des travailleurs, la première Internationale), laquelle méconnaît complètement le mouvement des ouvrières et s’emploie à y mettre fin, avec succès.
Marx lui-même propose Philomène Rozan, dite aussi Rosalie Rosen, la meneuse dont les ouvrières ne savent rien, pour être déléguée au congrès de l’AIT qui va se dérouler en septembre 1869, proposition qui n’aura pas de suite : « À sa place trois hommes, trois délégués dont Bakounine. La grève des ovalistes sera évoquée au congrès de Bâle. » En septembre 1870, Bakounine tient réunion à Lyon, à la Rotonde, le lieu des ouvrières et des ouvriers :
L’ovale, si on peut dire, n’a qu’à aller se rhabiller. Bakounine, qui est pour que les femmes deviennent indépendantes, soient libres de déterminer leur propre vie, puissent avoir une totale liberté sexuelle, se souvient-il seulement qu’il fut, un peu plus d’un an auparavant, délégué des ovalistes au lieu de Philomène Rosalie Rozan Rosen qui exista si peu et qui a disparu depuis ?
C’est là aussi que le récit, projetant probablement l’expérience de 1968 — jour pour jour, presque cent ans après —, enregistre l’amertume des occasions perdues par malchances, inexpérience, erreurs stratégiques et tactiques, et par trahisons.
Dans le choral de la fin, les quatre relayeuses et nous le roman et ses lecteurs, « nous courons sur les pistes cendrées, nos semelles ne sont pas de vent mais de cendre ». Maintenant qu’elles se sont séparées, nous les accompagnons chacune dans le reste de sa vie et bien au-delà, à la poursuite d’une ligne d’arrivée qui verrait l’avènement d’une Raison nouvelle entre les humains, peut-être celle que saluait Rimbaud, vers 1872 : « Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en marche. »