- Livre : Il n'y aura pas de sang versé
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
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- Revue de presse
LA CROIX, Fabienne Lemahieu, jeudi 23 mars 2023
Le relais des ovalistes
Maryline Desbiolles dresse le portrait sensible de quatre jeunes ouvrières des soieries lyonnaises qui menèrent la première grève de femmes, au XIXe siècle.
Plonger dans le profond regard de Maryline Desbiolles procède toujours du voyage. Tout concourt à s’y laisser porter. Le récit qui file à toute allure et s’installe tout autant, aérien et palpable. Les énumérations incantatoires, fausses digressions qui étreignent précisément la juste réalité – « toile en fil, coton écru, cartonne, madras, percale, coutil, velours de popeline, condat, molesquine, drap blanc ou noir, drap nouveauté, mérinos, molleton… ».
Les mots qui s’étirent au long de phrases sinueuses, les rebonds, les versifications et les détours sémantiques autour d’une expression, qui éclairent pleinement le propos… Approfondissant, livre après livre, une réflexion sensible autour d’une littérature « du mouvement », la poétesse provoque à coup sûr la rencontre. Entre elle et son lecteur, entre celui-ci et ses personnages.
Une littérature « du mouvement »
Après avoir raconté, dans Charbons Ardents, la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, l’autrice nous plonge dans la première grève de femmes connue, à l’été 1869. Elle imagine librement le destin de quatre ouvrières des soieries lyonnaises, parmi les 2000 qui cessèrent le travail. Toia, Rosalie Plantavin, Marie Maurier et Clémence Blanc sont venues de la Drôme ou de la Haute-Savoie, et même d’Italie – à l’image des grands-parents de Maryline Desbiolles –, pour travailler dans les ateliers lyonnais.
Comme des milliers d’autres, elles veillent « sur les moulins dont elles garnissent et dégarnissent les bobines, vérifient la qualité de la soie, nouent et dénouent les fils cassés. » On les appelle les « ovalistes », du nom de la pièce centrale et motrice des moulins qu’elles contrôlent, douze heures par jour, six jours sur sept, toujours debout. Quand elles ne travaillent pas, elles s’entassent dans des dortoirs, sous les combles pleins des poussières des moulins.
Maryline Desbiolles n’invente rien et imagine tout de ces jeunes femmes, ces enfants sacrifiées de l’industrialisation naissante et galopante. À cette course effrénée à la productivité, l’autrice oppose la mobilisation de ces quatre « moins que rien », illettrées et déracinées, pour quelques progrès : travailler dix heures par jour, être payées comme le sont les hommes – « Femmes sans qualification. Femmes sans qualités. Ovalistes. Les mots dépassent la petitesse de la paie comme de la pensée. »
Enfants sacrifiées de l’industrialisation
Elle les raconte, pleines de souvenirs mélancoliques d’une enfance encore proche – « Il y avait ce grand drap froissé de collines et au premier plan le bois de noisetiers, les champs en pente dont certains avaient été emportés par les violentes pluies du printemps dernier, les vignes, les chaumes maïs ». Elle les montre, surtout, animées d’une rage semblable, qu’elles se passent de main en main comme le feraient des relayeuses, une rage qui constituerait le témoin de leur révolte pourtant pacifique. Une fureur née de leur condition d’enfants de rien, née de ce qu’elles ont perdu ou qu’elles n’ont jamais eu.
La grève fut cassée. Certaines firent de la prison, d’autres rentrèrent chez elles se marier ou retournèrent aux ateliers. Bientôt se tiendra le congrès marxiste de l’Association internationale des travailleurs, qui ne fit pas grand cas du courage de ces premières grévistes de l’histoire. Qu’importe. Rien désormais ne sera comme avant pour ces femmes affranchies qui ouvrirent un chemin, ces oubliées de l’histoire dont la littérature, par son absolue liberté, par « la souplesse que le livre donne au temps », restitue l’intensité du combat.