- Livre : Il n'y aura pas de sang versé
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
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- Revue de presse
LE MATRICULE DES ANGES, Anne Kiesel, avril 2023
La révolte des ovalistes
En 1869, la première grève menée par des femmes eut lieu, à Lyon, parmi les ouvrières de la soie. Ce beau roman réinvente ce moment historique.
Autrice de plus de trente ouvrages, romans, récits, littérature pour enfants, poésie, Maryline Desbiolles possède solidement en mains son métier d’écriture. Un métier salué par plusieurs prix, dont le Femina en 1999 et le prix Franz-Hessel en 2022.
Dans Il n’y aura pas de sang versé, elle fait découvrir le monde peu connu des ovalistes, ces ouvrières de la soie, à Lyon au XIXe siècle, qui étaient asservies à l’ovale, la pièce centrale des moulins à soie. Un travail debout, douze heures par jour, beaucoup moins payé que celui, identique, de leurs collègues hommes, les moulineurs. Voilà pour le cadre historique et social.
Mais ce court roman, moins de 150 pages, brille aussi par sa construction, étonnante, rigoureuse, anachronique, décalée. Cela mérite quelques explications, que Maryline Desbiolles fournit dès le début de son livre. L’action se passe en 1868 et 1869. « Dans ces années-là, la course de relais n’existe pas, les femmes ne pratiquent pas de sport », souligne-t-elle. C’est pourtant l’image d’une telle course, avec le relais passé de l’une à l’autre, qu’elle choisit, pour nous faire rencontrer les quatre protagonistes du roman, quatre ovalistes aux origines différentes, toujours populaires, qui vont se rencontrer à la faveur d’une grande grève de femmes.
Les chapitres sont courts, très structurés. « À vos marques », « Prêt », « Partez », « Relayeuse 1 »… La première femme, la plus touchante, est Toia, adolescente italienne, qui vit dans un petit hameau du Piémont. Avec la bénédiction de monsieur le curé, sa rude famille va l’envoyer, à 15 ans à peine, dans la grande ville de Lyon, dont elle ne parle pas la langue. Elle est terrifiée, « tout est pareil et tout est tremblé, tout est affecté de ce tremblement qui l’agite, elle, panique ou colère, elle ne sait pas trop, les deux mêlés. » Elle part quand même – pas le choix – et, bravement, travaille à garnir et dégarnir les bobines, nouer et dénouer les fils cassés, vérifier la qualité de la soie, le tout pour « 1,40 F par jour aux ovalistes, 2 F aux ouvriers moulineurs. Femmes sans qualification. Femmes sans qualités. Ovalistes. Les mots dépassent la petitesse de la paie comme de la pensée. »
La deuxième est Rosalie, boiteuse, fille-mère, venue de la Drôme, qui a travaillé, alors qu’elle était enfant, dans une magnanerie, un élevage de vers à soie. « Elle sait d’où viennent les fils de soie et les vers, ou plutôt les chenilles qui les sécrètent. Elle connaît le cocon, formé d’un long fil, un très long fil, un fil unique de bave durcie dans lequel la chenille se transformera en papillon nocturne, le bombyx du mûrier et ses ailes livides. »
Les ouvrières sont toutes illettrées, l’occasion pour Maryline Desbiolles de tisser de magnifiques passages entre technique et poésie. « La soie grège ainsi moulinée, travaillée, torsadée, affinée, consolidée pour se transformer en un fil brillant et torsadé, prêt au tissage, le fil d’organsin. Organsin, venu du mot Ourguentch, le nom d’une ville d’Ouzbékistan. Tout le jour, attelée au lointain Ouzbékistan, comment Rosalie Plantavin pourrait-elle le savoir ? Ovalise, organsin, Ourguench, Ouzbékistan, les ouvrières n’ont aucune qualification, mais des mots rares leur sont accolés, des mots rares, inconnus, y compris d’elles-mêmes. » Quelle délectation (de lecture, pas de conditions de travail…) !
Il y a aussi Marie, Suzette. Et leur détermination, un jour, à ne plus se laisser faire. Un peu moins de quarante ans après la première révolte des canuts, voici la première grève menée par des femmes. Avec un beau relais littéraire, un enjambement entre la fin des chapitres de quatre relayeuses, les ouvrières, qui soudain décident de marcher dans les rues la nuit, de « sortir des ateliers, des dortoirs, de soi, être soi-même en sortant de soi ». Enjambement jusqu’au début de la section II, celle de « La grève, sables et graviers », où se termine la phrase laissée en suspens à la section précédente. Impossible de ne pas évoquer l’épisode historique de la gifle : un des maîtres mouliniers moque, l’air égrillard, Rosalie la boiteuse. Laquelle lui fonce dessus et lui claque la joue de sa main, sous les acclamations des femmes grévistes. #MeToo avant l’heure.