- Livre : Les Faiseurs d'anges
- Auteur : Martine VAN WOERKENS
- Revue de presse
ENCRES VAGABONDES, Dominique Baillon-Lalande, lundi 2 octobre 2023
Paris, 1967. Jeanne, vingt et un ans, se rend à l’hôpital de la Salpêtrière pour les maux de ventre épouvantables qu’elle ressent depuis qu’elle s’est fait avorter clandestinement il y a quatre ans mais qui deviennent de plus en plus fréquents. L’examen de la jeune femme par le vieil obstétricien en présence d’un groupe d’étudiants en blouse blanche auxquels le professeur s’adresse plus qu’à sa patiente, révèle plusieurs kystes qu’il lui recommande de se faire enlever sans traîner. L’opération pratiquée par l’assistant du professeur, le jeune Pistoia, se déroule au mieux et le séjour à l’hôpital de Jeanne, entre le passage journalier du chirurgien amical, celui de Maria, la sage-femme chaleureuse, rassurante et à l’écoute dont la présence lui fait un bien fou, et les visites amoureuses de Koios, son amant, venu chaque fin d’après-midi lui rendre visite est une parenthèse presque agréable. Quand quinze jours plus tard le docteur Pistoa lui rend sa dernière visite avant qu’elle ne quitte les lieux, il lui apprend que l’avortement peu académique qu’elle a subi autrefois a endommagé ses trompes et l’a rendue stérile.
Il faut dire que sa liaison avec « le fils Koupkov », fils du médecin local et étudiant des beaux-arts, fut loin d’être un fleuve tranquille. Jusque-là, à chaque fois que la jeune fille de dix-sept ans dont il était le premier amour avait un retard de règles il lui faisait une intraveineuse avec un produit efficace fourni par son père et tout rentrait dans l’ordre. Mais cette fois cela n’avait servi à rien. Un rendez-vous fut donc pris au cabinet du médecin qui en présence de son fils et dans une scène d’une violence symbolique sidérante explore en direct le corps exposé de Jeanne les pieds dans les étriers, en commentant très cliniquement l’anatomie intime qu’ils ont tous deux sous les yeux avant d’expliquer avec précision les gestes et procédures permettant de provoquer la fausse couche désirée. Elle ne comprendra le sens de cette scène humiliante et odieuse que lorsque son jeune amant lui annoncera que son père refusant d’interrompre sa grossesse par peur de ruiner sa carrière c’est lui qui, rapidement formé par le médecin et pourvu du matériel adéquat, endossera le costume de faiseur d’anges en réalisant cet acte médical simple et anodin. « Il suffit de faire pénétrer cette mèche dans le col de l’utérus et le fœtus tombe », « un jeu d’enfant ! » Il lui fallut trois essais à une semaine d’intervalle chacun pour que la manipulation réussisse. Heureusement les contes indiens et « les épisodes les plus fameux du Mahabharata » sur lequel elle fait son mémoire de fac permettront alors à Jeanne de s’évader par l’esprit pour « s’alléger du père, du fils et de son corps en guerre ». « On est mère quand on a mis au monde un enfant » dira sa mère à Jeanne quand se réveillant seule et abandonnée de tous après un curetage fait sous anesthésie elle vient se réfugier chez elle. Cela apporta à Jeanne « une forme d’apaisement ».
Très étonnamment, cet épisode douloureux n’éloignera pas Jeanne de cet amant fantasque, beau et drôle dont elle est follement amoureuse. Quand quelques mois plus tard celui-ci hérite de l’appartement de sa grand-mère qui l’hébergeait déjà pour ses études à Paris, Jeanne s’y installe avec lui. Mais leur bonheur s’avérera de courte durée car bientôt ce garçon excessif en tout bascule dans la drogue avec l’héroïne comme seule maîtresse. La vie commune, ponctuée par les crises, les cris et la violence devient un enfer jusqu’à ce que les vols et les agressions commis par l’héroïnomane pour se procurer ses doses le conduisent à commettre l’irréparable. Toujours solidaire et prête à tout lui pardonner, Jeanne assistera au procès qui condamne le garçon à quinze ans de prison et se rendra au parloir chaque semaine pour le soutenir jusqu’à ce que la distance, le temps, ses études, sa rencontre amoureuse avec Koios, lui fassent espacer ses visites puis les interrompre, et qu’elle se remette à vivre pour elle-même. Son nouvel amoureux est aux antipodes du premier, c’est un homme doux, patient, raisonnable, sérieux mais aussi drôle, tendre et gai auprès duquel elle se répare. Deux ans plus tard, l’annonce de sa stérilité par le docteur Pistoa brisera leur relation et Jeanne décide de partir au bout du monde faire un long voyage.
Dans la deuxième partie du roman, on retrouve Jeanne, deux ou trois ans plus tard, en grande conversation avec la Mêle-Brin, un « esprit impatient », taquin, insolent et sourcilleux avec qui elle entretient des relations mystérieuses et intimes aussi épisodiques qu’imaginaires. Elle lui raconte son retour en France et sa découverte, grâce à son amie de fac Nilita, des communautés féministes des années 1970 qui changeront sa vie. Ce fut sa première chance.Sa deuxième chance fut de rencontrer en 1979 à l’occasion d’un débat Reda Selmane, un juriste algérien militant, agent de l’OFPRA, un homme charismatique, calme, souriant et très investi dans sa lutte pour les réfugiés. Le coup de foudre est réciproque mais quand elle, frileusement, esquive ses avances, lui parvient toujours à croiser son chemin et s’accroche. Enfin ils prennent le temps de se connaître, s’aiment et Jeanne finit par s’installer chez Reda. « Tous deux veulent, en quelque sorte, changer le monde, leurs combats se rejoignent, ils les affûtent ensemble. » Ils sont heureux.
Sa troisième chance, trois ou quatre ans plus tard, sera l’apparition de la Procréation Médicalement Assistée dont les débuts s’avèrent prometteurs. Le couple franchit le pas et s’en saisit décidé, malgré les 36 ans de Jeanne, à profiter de ces avancées médicales pour concrétiser leur rêve d’avoir ensemble un enfant.
Entre la première et la deuxième partie de son roman, c’est une Jeanne bien différente que nous révèle Martine van Woerkens. Au début, Jeanne est une jeune fille réservée et romantique engluée dans une relation amoureuse toxique qu’un avortement clandestin barbare subi à dix-sept ans rend stérile. Elle est en cela à la fois victime d’un jeune garçon finalement aussi démuni qu’elle, perdu, abandonné et abîmé par un père indifférent, égoïste et malfaisant (le seul vrai méchant dans cette histoire) et de ces années soixante où l’éducation sexuelle était taboue et l’avortement interdit donc clandestin et dangereux. Dès lors cette très jeune femme sans défense et éprise, préparée depuis toujours à accepter son sort au nom d’un amour absolu qui justifierait voire sublimerait les humiliations et la souffrance, fait preuve face à la violence de cet avortement qui aurait pu la tuer d’un fatalisme, d’une passivité et d’une résilience absolument stupéfiants. La petite Sylvie, élève de son école à peine plus vieille qu’elle, cette « salope qui couchait déjà à treize ans » morte de son avortement qu’on évoquait en baissant les yeux, l’avait quant à elle payé de sa vie. Il faudra sa découverte et sa fréquentation du mouvement féministe à son retour de voyage au début 1970 pour changer les donnes, permettant à celle qui autrefois se voyait simplement comme victime du sort de soudain se penser comme une femme appartenant à une communauté mise sous tutelle, dominée et collectivement maltraitée par une société misogyne et patriarcale. « Au lit, à la maison, dans la rue, au travail, dans les syndicats, en politique, et aussi loin qu’on remonte dans le temps, les femmes sont perdantes (…) Elles en avaient bavé et elles allaient changer ça ! Le patriarcat, les maternités non voulues, tout ça allait valdinguer ! Les lois de la nature, c’était fini ! C’est nous, pas elles, qui déciderions ce qu’on fait de nos vies » répète-t-elle fièrement à Mêle-Brin au sortir d’une réunion. Cette expérience de la sororité, ce postulat premier de l’égalité des sexes venant légitimer leurs revendications à disposer seules de leur corps et de leur vie et conséquemment d’exiger la dépénalisation mais aussi l’accès libre à l’avortement pour toutes et l’attribution des mêmes droits sociaux, professionnels et familiaux que les hommes, modifieront définitivement son rapport à elle-même, à son passé, son présent et son avenir. C’est aussi l’occasion pour l’autrice qui a publié en 2010 un essai s’intitulant « Nous ne sommes pas des fleurs, deux siècles de combats féministes en Inde » (Albin Michel), d’évoquer l’histoire des mouvements féministes aux États-Unis et en France de la fin des années soixante aux années soixante-quinze, en s’attardant entre autres sur Marie-Louise Guiraud, faiseuse d’anges guillotinée en 1943, sur le « manifeste des 343 salopes » et le procès pour avortement de Marie-Christine Chevalier défendue par Gisèle Halimi à Bobigny, et à la lutte pour la légalisation de l’avortement courageusement portée par Simone Veil à l’Assemblée en 1974.
Mais l’autrice ne se contente pas ici d’un récit factuel concernant les années soixante et soixante-dix avec ses avortements clandestins, ses faiseuses d’anges condamnées et ces jeunes femmes mutilées ou décédées. Par le biais d’un détour par le procès de Bobigny ou à travers les propos audacieux et engagés d’un professeur renommé de Port-Royal expliquant lors de la formation au métier de sage-femme suivi par la mère de Jeanne que « le fœtus ou l’embryon est un organisme vivant mais il est incomplet, incapable de vivre. Ne portons pas de jugement sur la femme qui le supprime. Elle n’est pas encore mère. Elle ne le sera que s’il se développe normalement, jusqu’à son terme, et seulement quand elle aura accouché », dépassant la simple question du droit des femmes à avorter quels que soient ses moyens et en sécurité, elle ouvre aussi la porte à une réflexion éthique portée par les « pro-vie ». Par ces affirmations émises par un grand médecin humaniste l’autrice vient habilement contrer les arguments de la droite politique et des religions qui veulent considérer que la vie de l’enfant commence dès la fécondation, culpabilisant ainsi celles qui interrompent pour une raison ou une autre leur grossesse en les jugeant responsables d’un infanticide, ou le questionnement de la clause de conscience brandie par de nombreux médecins de par le monde pour refuser de pratiquer cet acte médical qu’ils considèrent comme immoral et contre nature.
En contrepoint de ce féminisme très présent et affirmé qui traverse l’ensemble de ce récit, le docteur Koupkov incarne ici le vieux macho, le mâle dominant, le notable riche et imbu de lui-même qui « s’estimait supérieur, au-dessus de la mêlée, se moquait de la bêtise humaine, de la morale, des conventions », méprisant celle qu’il a épousée, mise enceinte et condamnée à tenir son foyer comme envers la mère méritante de Jeanne qui grâce à son métier pratiqué avec passion a pu élever seule sa fille après l’abandon de son mari mais n’en était pas moins pour ce bourgeois prétentieux qu’« une pauvre petite infirmière qui n’avait rien compris ».
Dans Les faiseurs d’anges la guerre d’Algérie est également très présente. Elle est mentionnée une première fois, aux onze ans de Jeanne, quand en Picardie son petit voisin Daniel dans lequel elle verrait bien le prince charmant est envoyé à ses dix-huit ans en Algérie pour revenir peu après entre quatre planches au désespoir de sa mère dont c’était le seul enfant. On la retrouve ensuite dans le sillage de Gisèle Halimi qui avant le procès de Bobigny s’était engagée dans les luttes anticoloniales et avait comme jeune avocate défendu des indépendantistes tunisiens et des militants du FLN algérien, notamment Djamila Boupacha. Prenant à bras-le-corps le cas de cette jeune femme arrêtée en 1960 pour une tentative d’attentat à Alger, torturée et violée par des militaires français durant sa détention sur place puis transférée pour jugement à Caen, elle réussit grâce à l’aide de Simone de Beauvoir et d’autres intellectuels à médiatiser l’affaire et à faire de ce procès celui de la torture utilisée par l‘armée française en Algérie pour obtenir des aveux ou la dénonciation de camarades en lutte. La militante tout d’abord condamnée fut amnistiée puis libérée dans le cadre des accords d’Évian en 1962. Refusant par la suite tout rôle politique, elle rejoignit par contre rapidement le combat des féministes aux côtés de son avocate. C’est cependant surtout le personnage de Reda, né en Algérie, membre du FNL en charge d’organiser la résistance des Algériens en exil pendant la guerre, revenu après l’indépendance reconstruire son pays avant d’être arrêté sous le président Boumediene, s’être évadé pour Tunis puis à Paris pour terminer ses études de droit, qui est le vrai porteur de ce sujet dans Les faiseurs d’anges. Si Reda est passionné par la question de l’exil et par son travail à Paris au service des migrants, il reste cependant très discret, y compris avec Jeanne, sur son passé algérien. Ses relations avec son pays de naissance sont complexes et c’est par bribes que nous apprendrons que ses deux frères sont morts pendant la guerre sans même que leur mère et lui en connaissent les circonstances et puissent récupérer leurs corps pour les enterrer dignement, que la vieille femme décédera peu après lors de la fuite de son aîné en Tunisie et que Reda ne connaît plus personne à Alger où il n’a pas remis les pieds. Ce qui, plus que l’Algérie elle-même, l’intéresse c’est aujourd’hui la question de l’exil, du multiculturalisme, de la tolérance et du respect de la diversité et de l’intégration.
L’Inde, sujet de mémoire littéraire pour l’héroïne et d’étude pour l’ethnologue qu’est l’autrice, s’invite aussi de façon régulière dans ce récit offrant à Jeanne une évasion dans le monde des contes pour se ressourcer dans les moments les plus difficiles de son existence et ouvrant pour le lecteur, loin de tout exotisme, des espaces de respiration. C’est de cette culture indienne que surgit aussi ce « petit dieu bleu », son « Krishna », enfant empêché que Jeanne ne pouvait accueillir à dix-sept ans et qu’on retrouve comme un fil rouge tout au long du récit en petit être fantasmagorique et joyeux venu sans s’annoncer soutenir Jeanne affectueusement aux moments cruciaux. Des interventions magiques qui ajoutent une note bienvenue de fantaisie et égaye, réchauffe, la froideur générale du récit qui pour exprimer l’intensité des scènes les plus dures les livre de façon neutre et clinique afin de fermer pudiquement la porte à tout débordement d’émotions. C’est probablement la raison qui amène l’autrice dès la première scène à la Salpêtrière, sans rien gommer ou atténuer du caractère violent et déstabilisant de cette scène déshumanisée et humiliante pour la patiente, à jouer la carte du décalage absurde et à la limite de la situation comique pour illustrer le fossé et l’incompréhension qui séparent Jeanne du vieux professeur. Un départ percutant qui accroche immédiatement tout en annonçant la couleur.
Ce premier roman engagé qui fait résonner l’esprit, les élans et les tragédies d’une époque en nous faisant prendre conscience du chemin parcouru concernant l’émancipation des femmes comme du silence qui continue à régner sur la colonisation en général et la guerre d’Algérie en particulier, s’aventure aussi à travers son héroïne sur les chemins de l’éthique concernant pareillement l’interruption de grossesse, la colonisation, l’immigration, le multiculturalisme, l‘exil, la famille ou les avancées scientifiques et l’évolution sociétale concernant la procréation. De façon dynamique, humaniste et très contemporaine, Martine van Woerkens dans ce premier roman souligne également pour tous ces sujets l’importance de la lutte et la nécessité de garder toujours en point de mire le respect de chacun.