LE COURRIER, portrait par Isaure Hiace, vendredi 3 novembre 2023


Écrivain de l’instant

Le discret auteur viennois qui réside à Berlin excelle à esquisser des bribes de vie, avec profondeur et tendresse. La preuve dans Le Café sans nom, son dernier roman.

Robert Seethaler parle comme il écrit : d’une voix douce, pleine d’empathie, et par images. L’auteur autrichien est déjà connu des lecteurs francophones puisque cinq de ses romans ont été traduits en français, tous publiés aux éditions Sabine Wespieser.
Le dernier, Le Café sans nom, vient de paraître dans une magnifique traduction d’Elisabeth Landes et d’Herbert Wolf et figure dans la dernière sélection du prix Médicis étranger. Robert Seethaler revient ici à ses origines. L’intrigue débute en effet en 1966, l’année de sa naissance, et se déroule à Vienne dans un quartier ouvrier du deuxième arrondissement où sa famille vécut, un endroit alors « très pauvre » nous précise Robert Seethaler. S’il vit aujourd’hui à Berlin, l’auteur revient toujours dans la capitale autrichienne, la ville de ses attaches.
Le personnage principal de son dernier livre, Robert Simon, journalier au marché des Carmélites, décide un jour de reprendre le café de la place laissé à l’abandon. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il « faut que l’espoir l’emporte un peu sur le souci », comme lui dit un soir la veuve de guerre avec qui il partage un appartement. Ce café, qui restera sans nom, accueille bientôt une foule d’habitué-es, des marginaux, des travailleurs sans le sou, des femmes et des hommes éprouvés par la vie, qui cherchent à tromper leur ennui ou leur solitude. Au fil des ans, il devient le refuge de cette touchante petite société, tandis que le monde, lui change. Vienne, personnage à part entière du roman, se transforme et bascule dans la modernité, qui aura finalement raison du café.

Mosaïque d’instants
Robert Seethaler aime dépeindre ces microcosmes peuplés de personnes évoluant « à la marge » explique-t-il, « car elles seules sont capables de tester et parfois de dépasser les limites, elles élargissent toujours notre horizon ».  Ses personnages sont souvent décrits comme de « petites gens », mais la signification sociale lui importe peu, c’est l’individu dans toute sa complexité humaine qui l’occupe : « un être humain est un être humain, peu importe où il grandit et dans quel contexte, il rencontrera l’amour, la maladie, la joie, la mort ».

« Je suis un écrivain de l’instant, avance Robert Seethaler, je rassemble des moments, les juxtapose et crée ainsi une sorte de mosaïque d’instants. » C’est en effet à travers des Augenblicke, des instants, qu’il nous plonge livre après livre dans l’intériorité de ses personnages. Dans son roman Le Champ (2020), il ressuscitait les morts d’un cimetière autrichien, chacun d’entre eux nous contant un souvenir, une anecdote, une sensation, offrant ainsi une image fugace de leur vie. Dans Le Dernier mouvement (2022), l’auteur retraçait l’existence du compositeur autrichien Gustav Mahler à travers son dernier voyage, sur un paquebot le ramenant en Europe, lors duquel ce grand artiste navigue à travers ses souvenirs.

Une autre manière de voir
Robert Seethaler ne décrit pas : il essaie de s’approcher au plus près de ses personnages pour nous faire ressentir leur manière de voir et de vivre le monde. Cette sensibilité lui vient de l’enfance, des graves problèmes de vue qui l’ont affecté et jamais quitté depuis : « j’ai dû développer une autre manière de voir. J’essaie de me mettre à la place de l’autre et de percevoir le monde à travers ses yeux. Un peu à la manière d’un projecteur installé dans une vaste grotte sombre. Vous devez diriger ses phares et essayer de retenir ce que vous pouvez. »

Ainsi, son écriture évoque plus qu’elle montre, effleure son sujet avec tendresse, mélancolie parfois, sans pour autant cacher les parts d’ombre. Naît alors un rythme singulier et obsédant. « Il faut jouer subtilement sa propre musique dans le cerveau ou cœur du lecteur », abonde Robert Seethaler.

« Je me suis intéressé très tard à l’art », précise l’auteur autrichien. Mu par une attirance pour « les images et les rêves », c’est d’abord vers le théâtre et le cinéma qu’il se tourne. Il est acteur dans plusieurs films et séries germanophones qui le rendent célèbre. En 2015, il joue dans Youth de Paolo Sorrentino, aux côtés de Michael Caine et Rachel Weisz, puis décide d’arrêter. Être acteur a été une fausse piste pour cet homme pudique : « je suis entré dans une lumière que je n’ai jamais voulue, me suis exposé d’une manière qui m’a blessé et rendu honteux. » Il décide alors de se consacrer pleinement à l’écriture, véritable salut pour lui.

« L’écriture m’a fait sortir de cet état de décomposition pour me ramener dans un espace sûr que je connais depuis l’enfance, cette petite grotte qui me rend presque invulnérable, tout en me transportant dans le monde par l’imagination. » Robert Seethaler écrit chez lui, dans le silence de son appartement berlinois, et c’est presque une ascèse. Lui qui fuit les mondanités et accorde des interviews avec parcimonie, cultive l’art – devenu rare – de la discrétion.

La curiosité comme moteur
Sans doute est-ce pour cela que ses exigences esthétiques n’ont pas varié, bien que son succès soit immense. Il vend des centaines de milliers d’exemplaires de ses livres et son œuvre est traduite en quarante langues.  Mais aujourd’hui, Robert Seethaler avoue qu’il ne sait pas s’il continuera, car sa manière d’aborder la littérature implique des sacrifices. Pourtant, une chose nous frappe, après une heure de conversation, qui nous laisse penser qu’il continuera malgré tout : sa curiosité est intacte. « Chaque mot peut ouvrir un monde », affirme-t-il. Quand « j’écris, je me dis qu’il devrait y avoir un point d’interrogation derrière chaque phrase. Ce questionnement est ce qui me motive et me pousse à écrire, encore et encore. »