Librairie Point virgule (Namur), septembre 2024


Coup de cœur d’Anouk
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Elle s’appelle Emma Fulconis.

Un nom rapide comme la foudre. Un nom qui convoque tout un paysage – la Méditerranée, ses arrière-pays rocailleux, une terre à cheval entre la France et l’Italie. Elle s’appelle Emma Fulconis et ce nom-là, vous ne l’oublierez pas.

Quand s’ouvre L’agrafe, l’étincelant roman que publie en cette rentrée Maryline Desbiolles, Emma court dans les collines sèches et abruptes qui enserrent son village. Emma est une fille qui court, c’est entendu: toujours en mouvement, silhouette vive et ardente. Pourtant, si on la regarde bien, elle ne court plus comme avant. Sa démarche est gauche, saccadée; elle s’accorde, « ainsi boiteuse, à ce territoire heurté ». L’histoire de cette course effrénée et empêchée, c’est celle de L’agrafe, et elle est terrible.

Adolescente sauvage et solitaire, Emma Fulconis est insaisissable. Si elle court sans relâche, ce n’est pas pour la compétition mais pour faire corps avec le monde autour d’elle. « Elle ne courait pas relativement, mais absolument ». Et puis un jour tout s’arrête. Invitée chez un ami, elle est attaquée par le chien de la maison qui déchiquète sa jambe gauche. De cette scène d’horreur et de douleur absolues, Emma garde un souvenir confus. Seuls demeurent, dans leur netteté plus tranchante encore que les dents du molosse, les mots prononcés par le père de son ami: « Mon chien n’aime pas les Arabes ».

Le chemin qui s’ouvre ce jour-là pour Emma Fulconis est autrement escarpé que ces collines qu’elle arpente depuis l’enfance. Lente et douloureuse, la reconstruction de sa jambe massacrée s’accompagne de la quête de « ce qui la concerne de près et lui est étranger », l’histoire de sa famille maternelle. Une histoire écorchée et à vif, comme la jambe d’Emma, celle d’une famille algérienne arrivée en France parmi les convois de harkis.

Avec pudeur et justesse, Maryline Desbiolles transcende l’histoire d’Emma, cette histoire poignante de la haine ordinaire, en un hymne à la vie, à la passion, à la résistance. Emma pour qui « se tenir debout ne va plus de soi, se tenir debout est une souffrance », porte en elle la détermination d’avancer, de courir encore, de mettre des mots même boiteux sur son histoire. C’est bouleversant et magnifique.