L’EXPRESSION (Algérie), Dulcie Areski, samedi 26 octobre 2024


Lire l’article sur le site de L’Expression

L’Agrafe, Maryline Desbiolles fracture la guerre d’Algérie

« Là, à peine la porte franchie, un chien énorme se jette sur elle, et lui lacère la jambe, ou plus exactement le péroné, également appelé « “l’agrafe” ».

« On ne voit qu’elle. Même très petite, de loin, à l’assaut dérisoire de la pente. Minuscule battement dans l’après-midi étincelant du mois de janvier. […] On ne voit qu’elle. On l’a vue si souvent courir par ces travers que d’abord on la voit courir quand bien même c’est impossible. Elle se déplace, c’est entendu, et assez vite, mais d’une manière saccadée, capricante.
Une vraie chèvre désormais plutôt que le cheval qu’elle fut, il n’y a pas si longtemps, et étrangement plus accordée, ainsi boiteuse, à ce territoire heurté, ses dénivellations brusques.»

C’est ainsi que débute tout de go le surprenant roman de Maryline Desbiolles L’Agrafe, prix littéraire Le Monde 2024.
Elle, c’est Emma Fulconis qui a vécu son enfance à Escarène, un petit village forestier des Alpes Maritimes. Et si elle est boiteuse maintenant, c’est qu’elle a subi une sauvage agression.
Le père Gorian a lâché son chien sur elle car il n’aime pas les Arabes.
Le molosse l’a saisie au mollet et lui a broyé l’agrafe. Et comme souvent au cours de ces pages, Maryline Desbiolles détaille : «Fibula, nom Féminin, du latin fibula, agrafe, péroné dans l’ancienne nomenclature, os long et grêle qui longe la face externe du tibia et assure la stabilité de la cheville.»
Emma ne courra plus jamais comme avant et devra subir de longs mois d’hospitalisation et de rééducation.
Les coups bas de cette guerre d’Algérie sont comme on le voit ici, multiples et variés. N’épargnant même pas un tibia,
Elle ne sera jamais Bobbi Gibb, dont l’auteur nous rappelle qu’elle fut la première femme a` courir le marathon de Boston en 1966, de façon anonyme, sans être inscrite car à cette époque les femmes n’étaient pas autorisées à courir.
On se demande si Emma n’est pas victime de la malédiction du village. Ce n’est pas un hasard si l’auteur lui a malicieusement choisi son patronyme : Fulconis, le nom de sa grand-mère qui avait épousé le fils du patron du camp.
Le nom d’un chef barbet, François Fulconis dit Lalin, né lui aussi à Escarène, tué par les Révolutionnaires en 1799 et dont la dépouille fut clouée sur la porte de sa maison natale.
Escarène qui fut aussi le théâtre d’un fait divers sanglant en octobre 2022, le lynchage d’un jeune homme par trois habitants du village: « Il n’y aura que des Blancs, des jeunes Blancs, jeunes et pas si jeunes, c’est ce qu’on dira, il n’y aura que des Blancs aux trousses de l’homme de la nuit.[…] L’homme ne sera pas inconnu, mal connu seulement, il ne sera pas un harki, ni un fils de harki, il ne sera pas un Arabe, pas un migrant, pas un de ceux si mal qualifiés de migrants, pas un de ceux qui tentent de passer la frontière par la montagne. »
Car oui Escarène a accueilli un camp de transit où furent parqués, dans des conditions inhumaines, les harkis « traîtres pour les Algériens » et « moins que rien pour les Français » en 1962. Ils succédèrent ainsi « aux étrangers indésirables sous le gouvernement de Vichy, des Juifs avant leur déportation, des Tsiganes, des Guinéens, des Nord-Vietnamiens. La misère confondue. »
Prévoyante l’administration française avait ainsi su préserver ces structures qui servirent de centres de transit, d’internement, pour y parquer d’autres indésirables et autres défaits de l’Histoire.
C’est là qu’atterrirent son oncle Akim et sa mère, venus d’un village de Kabylie, Tazmalt, à l’âge de l’enfance. Et Emma demande à son oncle de raconter, de se souvenir de l’Algérie, de ses parfums, de sa lumière « Il a échangé le souvenir de Tazmalt contre une poignée de bonbons qu’un militaire français lui a donnés avant l’embarquement, des bonbons, enrobés de papier brillant. Du papier brillant, bleu nuit, qui recouvrit la mer qu’il avait peur de traverser. »
De raconter aussi des conditions indignes de la vie dans le camp de regroupement, car dans sa famille « rien n’est dit, mais rien n’est caché ».
Maryline Desbiolles « débaroule » ses phrases, parfois gracieuses, parfois dures, comme la course saccadée d’Emma, se répète, revient en arrière, pour l’accompagner dans sa renaissance. Pour qu’elle quitte l’histoire collective celle de la défaite pour affronter son propre destin. Libre, elle continuera à courir « de tout son cœur ».
« … rien ne s’emboîte aussi bien que nos récits ne le prétendent ».
Maryline Desbiolles, dans son dernier roman, raconte à la fois le passé et le présent, le réel et la fiction, dans une société où l’Autre n’est pas toujours le bienvenu, encore plus lorsqu’il porte sur le front l’indélébile rouge de la trahison…