- Livre : L'Agrafe
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
- Revue de presse
L’HUMANITÉ, Muriel Steinmetz, mercredi 6 novembre 2024
Au plus fort de l’arrêt contraint, celle dont la jambe est menacée par la gangrène, s’interroge. Le maître du molosse, qui lui a broyé le tibia, a dit : « Mon chien n’aime pas les Arabes ! » Après des mois d’hospitalisation relatés par le menu, Emma se rend en claudiquant au village pour interroger son oncle, Akim, dit Jean-Pierre ou « JP ».
La plume ralentie de la romancière épouse le témoignage de cet homme. Né en Algérie, il a grandi dans un village de harkis, des « traîtres pour les Algériens, des moins-que-rien pour les Français »… Leurs voix étouffées hurlent entre les lignes. Maryline Desbiolles essaie de les contenir mais les mots se déhanchent pour mieux s’immiscer de travers dans le texte.
Ces harkis, la romancière les a vraiment rencontrés à L’Escarène, village des Alpes-Maritimes où ils ont été parqués. Un camp humide, dans un vallon ombreux. Leurs enfants allaient à l’école à pied ; deux kilomètres aller, deux au retour. Tous couraient pour ne pas arriver en retard.
Du haut de sa claudication assumée, la jeune fille au crâne rasé écoute la parole de l’oncle faite de mots manquants, de termes écorchés. Une parole à faire exprès sauter les points de suture. « Rien ne s’emboîte aussi bien que nos récits le prétendent », écrit la romancière.
Dans l’avant-dernier chapitre, « Déboîter », la petite-fille de harki, revenue de chez l’oncle avec une connaissance neuve du passé, parvient à s’émanciper et apprend à bouger du dedans, sans remuer le petit doigt… Cette éloquence tue, contamine l’écriture. Elle évoque alors Matisse. Atteint d’un cancer du colon, contraint de garder la chambre, il
inventa, depuis son lit, l’art de découper des papiers colorés.