- Livre : La Carte des Mendelssohn
- Auteur : Diane MEUR
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- Revue de presse
LE MONDE DES LIVRES, Macha Séry, vendredi 21 août 2015
« Portrait : Faire corps avec les mots »
« Trop encombrante, trop fragile, pour que Diane Meur l’apporte au café Le Canon des Gobelins, cette fameuse « carte des Mendelssohn », titre de son cinquième roman qui en retrace la folle aventure. De toute façon, on n’avait pas osé lui demander de l’exhiber. Elle a beau, dans son livre, l’avoir décrite avec minutie, expliqué sa géographie, avoir même consacré un chapitre entier au récit de sa fabrication. Oui, même si elle y a fait de multiples allusions, on se dit que cet objet est sans doute la part la plus intime de l’écrivain ; quelque chose qui, modestement, sous la forme de dizaines de fiches bristol reliées entre elles, traduit la violence de la passion intellectuelle. Cette carte, dûment estampillée en tant que telle par un historien de la cartographie, matérialise l’obsession qui aura jusqu’au vertige habité Diane Meur – 45 ans, cinq romans, trois enfants – pendant deux ans. Il s’agit en quelque sorte du reliquaire d’un projet qu’elle dépeint en près de 500 pages ; ce qui l’a d’abord intriguée chez le philosophe juif Moses (1729-1786), chantre de la tolérance religieuse, surnommé le « Socrate allemand », puis chez ses petits-enfants, les compositeurs Fanny (1805-1847) et Felix (1809-1847), leurs filiations respectives, leurs migrations, leurs parcours professionnels, les mariages et les naissances… Comment elle s’est retrouvée à rencontrer plusieurs des 765 descendants et biographes de cette illustre lignée, comment elle n’a cessé de traquer les relations de parenté pour découvrir, au final, un incroyable essaimage dont l’origine fut un petit philosophe des Lumières, bossu et père de dix enfants.
Précisément parce que Diane Meur fait œuvre, dans La Carte des Mendelssohn, on ne peut s’empêcher, au terme de la lecture, de considérer sa drôle de sculpture en papier, à l’heure de Google Drive, comme une œuvre d’art. Cette création digne du fragilisme pourrait s’intituler : « Tentative d’épuisement d’une entreprise généalogique ». Soit une œuvre spontanée, quoique bâtie avec une infinie méticulosité, dont Diane Meur ne comprend toujours pas la raison. […] Achever La Carte l’a libérée.
[…] Vous seriez épouvantée d’apprendre avec quoi je me mets en route, une vague idée, une histoire qui tient en deux lignes. Ça bourgeonne et pousse tout seul. Il y a quelque chose d’organique, de l’ordre du jaillissement, un étonnement merveilleux. À cela s’ajoute qu’il faut à Diane Meur donner à chaque livre un ancrage territorial, presque charnel. Pour écrire un roman, j’ai besoin d’être quelque part : dans une ville antique, dans un manoir de Galicie, un micro-duché du Saint Empire germanique […], note-t-elle dans son livre. Elle fait ici référence à deux précédents romans, Les Villes de la plaine et Les Vivants et les Ombres (Sabine Wespieser, 2011 et 2007), récits qui portaient déjà trace de son intérêt pour le voisinage des religions, les sources historiques et les univers humains qui s’interpénètrent.
Avec La Carte des Mendelssohn, Diane Meur clôt un triptyque qu’elle n’avait pas le moins du monde envisagé mais qu’elle parvient aujourd’hui à résumer à grands traits : J’appelle cela « les grands corps ». Les Vivants et les Ombres était avant tout l’histoire d’une maison. Un lieu unique, un lieu hanté par des souvenirs familiaux : tel était mon sujet. Les Villes de la plaine dépeint une ville comme un corps. Là, il s’agit de la famille en tant que corps. Faire la carte visait à donner une matérialité à quelque chose qui n’en possède pas : les réseaux familiaux. Écrit il y a vingt ans, ce roman eût été sans doute très différent, explique-t-elle. Les trames multiples, la ramification des curiosités, les structures en rhizome ont été rendues familières par la navigation sur Internet. D’un clic à l’autre, d’un Mendelssohn au suivant. […]
Du coq à l’âne et une forme de fantaisie dans l’érudition. Enfin, Diane Meur, qu’on devine pudique, y a mis, comme on le voit, beaucoup d’elle-même, pour fournir un pivot à cette narration qui apparaît vagabonde. C’est, en effet, la première fois qu’elle s’autorise, en qualité d’écrivain, à dire « je ». Un « je » qui émane, dit-elle, du seul personnage de fiction présent dans son roman, en ce sens qu’elle ne connaît pas d’avance sa propre vie, contrairement à ses sujets d’étude, morts et enterrés. […] »