LE MAGAZINE LITTÉRAIRE, Camille Thomine, septembre 2015


« La rhapsodie Mendelssohn »

« De la vie placée sous le signe de l’entre-deux d’Abraham Mendelssohn, Diane Meur comptait sonder le vide et les énigmes. Fascinée dans son travail de traductrice comme dans tous ses précédents romans par les questions de la transmission et de la filiation, elle s’imaginait explorer le destin d’un néant entre deux génies. Son enquête, pourtant, l’a projetée bien au-delà : de monceaux d’archives en vagabondages virtuels, de demeures en bibliothèques berlinoises et jusqu’au tracé, ciseaux et colle en main, d’une « carte » généalogique de 765 noms où l’histoire changée en espace se déploie sur sept générations. Deux années durant, l’écrivaine a suivi avaec patience et passion le cheminement des financiers et des actrices, des francs-maçons et des rabbins, des nonnes et des petits escrocs, faisant feu de toute source (gravures, traités, forums en ligne) pour aboutir à ce roman rhizome et débridé où le document côtoie le conte, et l’anecdote la digression. […] Le déclic viendra de son installation dans la ville berceau des Mendelssohn, de 2010 à 2012, et de la place croissante d’Internet qui, induisant d’autres structures mentales favorables à l’éparpillement de la pensée, aux associations d’idées et aux sauts d’époque en époque, rendait enfin l’idée féconde. La visite de Berlin à laquelle l’écrivaine nous convie est du reste à cette image. Zigzagante, multiforme et contrastée, elle calque la structure corallienne du livre : des lieux où passa la mythique famille, nous sautons aux repaires où Diane rêva La Carte, et du silence des pierres tombales de la lignée à l’énergique scherzo d’une symphonie de Felix. […]

Roman de la filiation, La Carte des Mendelssohn se voulait aussi un épuisement du thème, explique-t-elle : La dispersion géographique des membres de cette famille, la démultiplication des parcours et donc des thèmes, le brassage des langues, des religions… tout cela va à l’encontre d’un quelconque atavisme ou d’une quête des racines. Précisément c’est l’abolition des liens de causalité et la perte de sens que l’écrivaine a trouvées enivrantes et merveilleusement ouvertes dans ce projet.[…]

Si l’écrivaine a choisi son propre cheminement comme « fil rouge » de La Carte – incluant même, à titre exceptionnel, quelques bribes intimes au creux du texte –, c’est pour ne pas étouffer sous l’ampleur du matériau. En creusant le sillon Mendelssohn, elle a découvert combien leur histoire recoupait certains de ses objets d’élection : Heine, les Humboldt, L’Opéra de quat’sous, le frankisme (un messianisme juif ayant fait sécession avec le judaïsme)… Et bien sûr l’histoire et la religion, déjà présentes dans ses autres livres. C’était comme passer un aimant sur une limaille de fer, je n’arrivais plus à m’arrêter, se souvient-elle. Puis j’ai compris que le récit devait être subjectif et prendre la forme d’un récit de voyage. […]

Si La Carte des Mendelssohn affiche autant de liberté, changeant d’époque, de genre et de registre comme on change de chapitre, c’est sans doute aussi à Berlin qu’elle le doit. Dans cette ville où le projet a pris forme, Diane Meur a essuyé bien des imprévus et des tracasseries – multitude de « berlinades » administratives ou techniques qu’elle raconte avec autodérision dans le livre. Mais elle s’y est aussi sentie plus libre et plis légère. […] Écrire sur Berlin une fois l’arrachement consumé, en faire un personnage à part entière de la fresque, était indéniablement une manière de reconquérir la ville par l’écriture, de s’y ancrer autrement […].

Roman d’adieu donc, mais d’adieu sans tristesse, car les traces demeurent toujours, qu’elles se dispersent ou transforment. Comme le disait Moses dans son Phédon avant Lavoisier : rien ne se perd, cite Diane Meur. Et c’est au fond la leçon essentielle de ce livre qui, recensant beaucoup de morts, parvient à demeurer toujours du côté de la vie. »