FRÉQUENCE PROTESTANTE, Malou Bernasconi, Corinna Getner avec Elisabeth Landes (traductrice), mercredi 12 novembre 2014


« Fréquence livres »

« C. G. : Il y a une très jolie scène, quand il arrive, quand il débarque à Vienne de ses montagnes, il s’accroche à un réverbère parce que, tout simplement, il faut qu’il s’habitue physiquement à son environnement […]
E. L. : Oui, il est positivement étourdi. […] C’est son premier contact avec vraiment la modernité, la civilisation.
C. G. : En même temps, ça va permettre qu’il garde ce regard un peu différent. C’est-à-dire qu’un jeune garçon de la ville, même dans la précarité […], n’aurait pas les réactions de Franz, je trouve.
E. L. : C’est je pense, en grande partie, tout l’intérêt de cette démarche. Ce jeune Franz nous livre finalement une vision de la société viennoise en 1937 – on est à neuf mois du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne nazie. Il nous livre ce portrait social et historique de l’Autriche, juste avant le nazisme et pendant le nazisme par le filtre d’un regard complètement naïf. Le portrait de la société viennoise en est d’autant plus prégnant, je trouve.
C. G. : Oui, il n’a aucun stéréotype de pensée, aucun parti pris. Il est dans l’observation et l’étonnement purs, en fait. C’est ce qui donne à sa vision une espèce de fraîcheur et, du coup, de pertinence et d’acuité, qu’elle aurait difficilement autrement.
E. L. : Oui absolument, et de sobriété étonnante… En regard de cela, le regard de Sigmund Freud sur cette société qui est […] une vraie analyse socio-historique des événements. Donc on a les deux… […]
M. B. : Il faut peut-être parlé du rôle que joue la mère, la mère de Franz qui est restée dans les montagnes autrichiennes et à qui Franz écrit régulièrement […]. L’auteur a eu la bonne idée – ou l’excellente idée – à la fois de nous donner le contenu de la carte postale de Franz et la réponse de la mère.
E. L. : Oui, ça c’est très très drôle. Les cartes postales, c’est vraiment des passages à chaque fois savoureux dans le roman. Le personnage de la mère, c’est un personnage de femme étonnamment libre pour cette époque et très sympathique. À la fois pragmatique et très poétique, qui est une femme de cœur et qui en même temps ne renie nullement sa sexualité. […]
M. B. : On a, je pense aussi, ces deux mondes c’est-à-dire la femme qui, même si elle connaît la ville, n’y est pas et le jeune garçon de 17 ans qui montre à la fois ses étonnements, ses rencontres et elle est très réservée quand elle apprend qu’il a comme ami le docteur Freud […]. Cette correspondance restituée permet aussi à l’auteur de nous donner un certain nombre d’éléments.
E. L. : Oui tout à fait. Justement, elle a cette phrase, elle lui dit : Les Juifs, c’est quand même un problème. Et Franz lui dit : Mais je ne vois pas où le problème, tout ceux que j’ai rencontrés me paraissaient très corrects. Elle lui dit : Le problème, c’est qu’à quoi ça sert d’être correct dans une société qui a cessé de l’être ? Ca va être le dilemme auquel se retrouvent confrontés les personnages de ce roman […].
C. G. : Il y a le personnage d’Otto Tresniek, qui est ce buraliste invalide de guerre, et qui va aussi être une sorte de figure tutélaire pour Franz mais justement pas tout à fait comme on pourrait le penser… Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette figure-là ?
E. L. : C’est la figure-type du personnage bourru… Le bourru au grand cœur. […] C’est un personnage très haut en couleurs. […]
M. B. : La grande Histoire est traitée avec une concision qui est assez rare et qui la rend d’autant plus poignante.
E. L. : Oui, alors c’est à mon avis un des atouts de ce texte. C’est le talent de Robert Seethaler à traiter d’un sujet éminemment tragique sur un ton qui est celui de l’humour. En l’occurrence, c’est vraiment l’humour qui est la politesse du désespoir […]. C’est tragique et c’est très très drôle, parce que ces personnages ont cette espèce d’humour viennois qui est absolument irrésistible. […]
C. G. : J’avoue que j’ai été très touchée. Peut-être justement à cause de ce mélange assez singulier, qui fait qu’on rit : il y a des passages, des dialogues tout à fait irrésistibles, des descriptions irrésistibles. En même temps, il y a quelque chose de très étrange qui se passe : la violence, elle est vraiment là dans le texte. […]
C. G. : Finalement, on se retrouve aussi dans un schéma d’apprentissage amoureux, politique, social. Je veux dire, c’est vraiment pour moi un roman d’initiation, peut-être plus bref que ceux qu’on a l’habitude de lire. Mais justement cette brièveté tient aussi à l’accélération qu’est provoquée par l’histoire. Je trouve qu’il y a quelque chose de très très beau : c’est que la seule issue finalement que Franz semble trouver dans cette situation inextricable, c’est de donner voix à ses rêves. […]
E. L. : C’est une idée géniale de Seethaler. Freud lui a conseillé de noter ses rêves dès le réveil et il ne voit pas très bien à quoi ça sert. Donc, il va les partager. Il note ses rêves et après il les affiche sur la vitrine à un moment où justement la fréquentation du tabac laisse un peu à désirer parce que c’est un magasin qui a eu maille à partir avec le pouvoir nazi. Les gens s’arrêtent et ça les renvoie à leur propre imaginaire, à leurs propres rêves. C’est un moment extrêmement poétique. […]
M. B. : C’est une façon à la fois pratique et intéressante de mettre en actes la théorie de Freud. […]
E. L. : Oui, c’est sa lecture personnelle de la psychanalyse qui est un peu inédite et qui est extrêmement touchante et drôle. »

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