LIRE, Christine Ferniot, mai 2018


« Chemin de proie »

« Quand la violence physique mène droit à la pression psychologique exercée par une puissante morale conservatrice, il en résulte un ouvrage à la fois bouleversant et révoltant.

Dans ce coin d’Irlande où les terres sont noires et tourbeuses, les filles ne valent pas cher. Justes bonnes à travailler dur et à obéir au père quand il tipote leur jupe, arrache la dentelle de leur culotte, puis sifflote comme si rien ne s’était passé. Mary a appris à se taire. Elle se contente d’aller se laver plusieurs fois dans la rivière mais elle ne dit rien à sa mère qui n’est cependant pas aveugle. Rien à ses amies non plus. Pourtant, le viol paternel se reproduira souvent. Et si l’adolescente cherche à échapper au monstre, elle n’est qu’un fétu de paille entre ses mains de paysan. Malgré ses manœuvres pour rester tard à l’école, tenter d’entrer au pensionnat religieux, elle finit toujours par se retouver face à lui et subit sans bouger la honte, la peur, la solitude et la violence. Jusqu’au jour où, enceinte, elle demande à une voisine de l’accompagner en Angleterre pour avorter. Ce qui devait être sa délivrance se transforme rapidement en chemin de croix lorsque des intégristes récupèrent cette histoire et, sous prétexte de protéger le futur bébé, répandent leur haine dans tout le pays.

Écrit et publié en Irlande en 1996, Tu ne tueras point de la magnifique Edna O’Brien est à rapprocher des Petites Chaises rouges, paru en 2015. Vingt ans d’écart et la même colère contre la souffrance des silencieuses qui doivent toujours fuir pour échapper au malheur.

Depuis les années 1960 et ses Filles de la campagne, la romancière (née en 1930) brise les tabous, se bat contre cette Irlande incapable de sortir du Moyen Âge. À côté des victimes, elle brandit la révolte, secoue les politiques, les religieux, qui ne parlent que de honte et de rédemption. Jeune femme, elle fut même obligée de quitter son pays sous l’opprobre avant de revenir des années plus tard, traînant derrière elle un parfum de soufre qui mit longtemps à s’estomper.

Son écriture, d’un lyrisme exacerbé, s’oppose à la crudité des propos, pour mieux accentuer ce qu’elle veut dénoncer. Cette femme est une combattante implacable, une résistante, à l’image de son héroïne, Mary, qui finira par trouver la force de se lever et de décider de son avenir. »