« Printemps des migrations » : à Nice, les murs tombent et le cœur bat encore, par Maryline Desbiolles.
Dans la ville historiquement cosmopolite, un collectif d’associations organise moults activités durant tout le mois d’avril sur la thématique des frontières.
A Nice, avec le printemps des migrations tout le mois d’avril, le cœur bat encore. Même si la ville a l’air anesthésiée. Par la beauté de son site, la perfection de sa baie qui doit tout à son heureuse topographie, à ses anges qui résistent aux dommages causés à son patrimoine, au bruit et à la fureur de ses voies de circulation. Le cœur bat encore.
Même si la ville a l’air d’avoir tout oublié. Du petit peuple dont elle vient. Qui exultait et semait un joyeux désordre lors du carnaval, s’aspergeait de plâtre, lorsque le vieux Nice était surnommé Babazouk, que les pêcheurs se déguisaient en ratapignata, en chauves-souris noires se moquant de l’aigle rouge, bien royal, bien immobile des armoiries de la ville. Ou encore de l’été brûlant de 1936 lorsque 28,5 % des employés et ouvriers sont en grève (contre une moyenne nationale de 18,8 %), si bien que même les employés des casinos, les coiffeurs, les concierges cessent le travail, après que 20 000 Niçois sont descendus dans la rue le 3 mai pour fêter la victoire des trois élus maralpins du Front populaire dont Virgile Barel que l’on reconnaît au centre d’une photo, «Le peuple communiste en liesse». Tout oublié. Et bien entendu, quai des Etats-Unis, les galeries de la Marine et des Ponchettes, littéralement soufflées en 2019 pour rendre ouverte à la mer une ville qui l’est déjà tout entière. La galerie des Ponchettes où se concentra longtemps la vie culturelle niçoise, sous l’impulsion de Jacques Cotta, résistant et membre de la SFIO, qui fut maire de Nice de 1945 à 1947. Galerie inaugurée en 1950 par une grande exposition Matisse. S’il avait élu Nice et sa lumière, le peintre s’impliqua dans les travaux de la galerie où il voyait la possibilité d’un musée et surtout d’une éducation populaire : en face des Ponchettes, à deux pas, la mer est à tout le monde
Performances artistiques et cosmopolites
Tant d’expositions ainsi soufflées, de lectures, rencontres, soirées mémorables du festival de musique contemporaine, les Manca, créé par Jean-Etienne Marie en 1978, ou de performances (1) qui sont peut-être ce que Nice, depuis les années 50, a de plus niçois, sans doute nées sur la plage, éternel début du monde comme on sait, sur la plage ou pas loin, sur les genoux de cette cocotte trop poudrée, usée, vendue, un peu bêtasse, mais qui, lorsqu’elle relève légèrement ses jupes pour mettre les pieds dans l’eau, sait retrouver la bienheureuse idiotie de l’enfance. Performances que ne peuvent pas récupérer des Niçois prétendument rebelles (Nissa rebela, mouvement issu du Bloc identitaire) mais obsédés par un ordre non moins prétendument nouveau, par l’identité et la chasse aux musulmans. Performances artistiques, cosmopolites plutôt qu’internationales, cadeaux, pieds de nez, indifférentes aux résultats, quand on voudrait désormais que Nice soit dédiée aux performances sportives, à la compétition, au ronron des records.
Au fait, les performances seraient-elles seulement possibles dans une ville où les 4 112 caméras de surveillance sont désormais une attraction touristique ? Où, faute d’avoir détecté les repérages d’un camion dix-neuf tonnes sur la promenade des Anglais, elles pourraient dépister les artistes de rue qui ne sont pas labellisés par la mairie, qui n’ont pas rempli le « formulaire de demande d’autorisation d’une production artistique sur la voie publique » ?
Le cœur bat encore en ce printemps.
Marche festive
En ce printemps des migrations, en ce mois d’avril pendant lequel un collectif composé d’associations aussi diverses que l’AdN, Book club féministe 06, La Cimade, Emmaüs Roya, Mouais le mensuel, Sciences Po Refugee Help Menton ou Tous citoyens !, organisent concerts, expositions, projections de films, débats et repas partagés dans les quartiers de la ville, l’Ariane comme le Carré d’or, manière aussi de signifier que «les murs tombent», sous-titre de ce printemps. Le cœur bat encore en ces jours où est chanté l’alliage dont la ville est le fruit, alliage de natifs et de voyageurs, d’Anglais, de Russes, Italiens, pieds-noirs, harkis, longtemps cantonnés dans les baraques des hameaux de forestage de l’arrière-pays, Maghrébins qui, avant d’en être chassés, vivaient encore dans le vieux Nice, au début des années 80, lorsque j’y habitais comme le porteur d’aide aux exilés, Cédric Herrou, qui venait de naître, ou sa grand-mère allemande qui y tenait des salons de coiffure. Grand-mère dont il était très proche, me dit-il, qui avait fui le nazisme et, il l’apprit longtemps après sa mort, avait été emprisonnée en Allemagne pour avoir aidé des clandestins à passer la frontière.
Le printemps des migrations a été entonné samedi 1er avril par une marche festive, de la promenade des Anglais à Garibaldi, et, sur-le-champ, mis à l’index par la mairie qui dénonce, «au moment où le besoin d’autorité est réel dans notre pays», une organisation non autorisée, quand elle l’a pourtant été par la préfecture. Qui sont les fauteurs de troubles ? Cédric Herrou parle de diffamation et d’une manière de criminaliser une initiative citoyenne ainsi que le travail des associations. Certaines d’entre elles se seraient retirées des manifestations après que la mairie les aurait menacées de ne pas renouveler leur bail. Qui sont les fauteurs de troubles ? Pour Cédric Herrou qui se rendit coupable de « délit de solidarité », il s’agit tout au contraire d’extraire de la marginalité ces notions d’entraide, de fraternité, de les rendre publiques, en somme de les démocratiser.
Fauteurs de troubles ? Troubles. Brouillages. Brouillages de l’histoire. Et même de la géographie. La frontière est un bord, une limite, la frontière est un passage, parfois dangereux, parfois mortel, et tout autant par le littoral que par les montagnes, mais un passage. La ville est une proue, un front de mer, pas seulement, elle vient aussi de tout un monde tourmenté, montueux, un arrière-pays de misère, tout un rêve porté par ses fleuves côtiers qu’ils jettent à la mer plutôt que l’eau dont ils sont de plus en plus dépourvus. Tout un monde, tout un rêve, agrandis par des mondes et des rêves lointains. Mondes, rêves et temps lointains. Un printemps à ne pas oublier et à célébrer toujours.
(1) Une histoire de la performance sur la Côte d’Azur de 1951 à nos jours. Villa Arson, Nice, 2012. performance-art.fr
Printemps des migrations, Nice, jusqu’au 30 avril. printemps-des-migrations.org.
« Printemps des migrations » : à Nice, les murs tombent et le cœur bat encore, par Maryline Desbiolles