- Livre : Il n'y aura pas de sang versé
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
- Revue de presse
AOC, Bertrand Leclair, vendredi 24 mars 2023
La première grande grève menée par des femmes eut lieu au tournant de l’année 1868, durant un mois, par de jeunes ovalistes lyonnaises. Dans le dernier roman de Maryline Desbiolles, qui écrit en majuscules les vies de ces ouvrières de la soie, le stupéfiant mouvement d’émancipation des corps et de la parole de ces femmes illettrées provoque, accompagne et relance leurs revendications. Elles étaient plusieurs milliers, et la chronique n’a retenu qu’un nom, Philomène Rozan, qui signait d’une croix ces revendications rédigées par des hommes.
«Le fleuve de l’Histoire emporte et engloutit les petites histoires individuelles, le flot de l’oubli les efface de la mémoire du monde ; écrire, c’est aussi marcher le long du fleuve, remonter son cours, repêcher des existences naufragées […] et les embarquer sur une précaire arche de Noé en papier », écrivait Claudio Magris au tournant du millénaire dans un texte magnifique qui ouvre le recueil dont il porte le titre, Utopie et désenchantement où l’on peut encore lire, quelques lignes plus loin : « Cette entreprise de sauvetage est utopique et l’arche sombrera peut-être. Mais l’utopie donne un sens à la vie parce qu’elle exige, contre toute vraisemblance, que la vie ait un sens. »
Ces deux citations encadrent parfaitement la lecture qu’invite à faire Il n’y aura pas de sang versé, peu ou prou la trentième pierre rigoureusement taillée que Maryline Desbiolles dépose sur son chemin d’écriture, entamé dès 1987 avec un titre programmatique, Une femme de rien. La métaphore de l’écriture comme une marche qui parfois s’accélère ou se précipite le long du fleuve de l’Histoire fonctionne ici sur ses deux jambes, avec l’élégance balancée du danseur de corde lancé dans une traversée du vide imaginaire qu’implique toute fiction, au point que l’on pourrait parler d’une démarche esthétique.
Et sur ce point précisément, Il n’y aura pas de sang versé s’inscrit explicitement dans la trace du roman précédent, Charbons ardents (2022), à la différence évidemment considérable que ce dernier pouvait encore s’appuyer sur les témoins vivants pour embarquer dans son arche de papier les principaux acteurs retombés dans l’anonymat de la grande Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, sitôt récupérée par les instances politiques et médiatiques sous l’appellation « marche des Beurs ».
Cette fois, comme il est d’emblée posé, tout se passe « entre 1868 et 1869, d’abord en Italie, au Piémont, puis en France, enfin dans la seule ville de Lyon. Les personnages sont essentiellement des femmes. Avant de commencer à écrire, l’image de la course de relais s’impose à nous. Doublement anachronique. Dans ces années-là, la course de relais n’existe pas, les femmes ne pratiquent pas de sport. Comme l’a écrit la romancière : « Cet anachronisme n’est pas pour nous déplaire ni la souplesse que la physique quantique confère au temps, la souplesse du temps, physique quantique ou pas, la souplesse que le livre donne au temps et, si le roman historique nous entrave, nous plombe littéralement, la course de relais nous donne le départ. »
Bien loin, assurément, d’une reconstitution en costumes et dialogues d’époque, la métaphore du relais, ce passage d’un témoin en pleine course, permet de restituer la mémoire enfouie de la première grande grève menée par des femmes en recourant aux pinceaux de l’archéologue plutôt qu’à ceux du peintre réaliste afin de synthétiser dans quatre portraits de jeune femme en marche les destins de centaines, voire de milliers d’autres travailleuses de la soie. Pour être demeurée peu fructueuse, leur grande grève a d’autant plus marqué l’Histoire qu’elle a duré un mois durant lequel les grévistes, dont la chronique n’a retenu qu’un seul nom, ont envahi la ville d’une parole enfin libérée, d’un parler haut qui les a fait exister comme jamais dans l’espace public et à leurs propres yeux, jusqu’à ce qu’une assemblée générale, le 11 juillet, acte leur adhésion à l’AIT, l’Association internationale des travailleurs, dont les statuts ont été rédigés par Karl Marx.
Ce dernier acceptera de faire de l’une des meneuses, Philomène Rozan, une déléguée au congrès de Bâle – Philomène Rozan dont on ne sait presque rien hors ce nom qui est donc le seul que la chronique ait retenu, signait d’une croix les revendications qu’elle portait mais qui ont toutes été rédigées par des hommes, et à leur manière à eux. Disparue dans les remous de l’Histoire, elle ne s’est jamais rendue à Bâle, où les ovalistes furent en définitive représentées par un militant lyonnais de l’AIT.
Quelques décennies plus tôt, Lyon avait été déjà le lieu des révoltes récurrentes des Canuts qui en ont fait la source puis l’épicentre d’une conscience ouvrière plusieurs fois réprimée dans le sang, ce qui ne sera pas le cas cette fois : « Les femmes ont déjà versé du sang, le leur, et elles le verseront encore, il n’y a pas de romantisme du sang […]. Le sang prétendument impur n’est pas celui des soldats ennemis, mais celui des ovalistes, sang impur, sang caché, de leurs règles, déflorations, accouchements, accidents domestiques sans gloire. L’étendard sanglant ne sera pas levé. » On craint rapidement pour la moralité des femmes, en revanche, il en « est beaucoup question, elles qui se pavanent dans les rues de jour comme de nuit, se laissent entraîner par des hommes à une violence contre nature, sans compter le libertinage, elles qui fréquentent des hommes, boivent des coups avec eux, peuvent en profiter pour gagner de l’argent facilement. On craint pour la moralité des femmes et on a raison. »
Ces ovalistes étaient les quelque 4 à 8 000 ouvrières qui préparaient et traitaient les fils de soie grège avant le filage. Elles tiennent leur beau nom de « l’ovale », pièce centrale et motrice du moulin dont elles ont la charge pour façonner le fil de soie afin de le rendre propre au tissage : « C’est l’art de donner de la force au fil, et même une force extraordinaire afin qu’il résiste aux extensions et aux fatigues du travail de l’étoffe. »
Elle façonne ces quatre destins de jeunes femmes, prises dans un métier qui consistait à transformer la soie grège en fils suffisamment solides pour être tissés et devenir étoffes, pourquoi pas étendard.
Arrachées à leur campagne natale, venues de la Drôme, de Haute-Savoie ou de Lombardie, illettrées et le plus souvent isolées, elles sont payées 1,40 francs la journée de douze heures, quand les hommes qui sont appelés ouvriers moulineurs lorsqu’ils occupent la même fonction gagnent 2 francs. Elles sont si bien livrées corps et âmes à la machine qu’elles sont pour la plupart logées juste au-dessus, dans des dortoirs misérables au sein même de l’atelier qui les nourrit, ce qui ponctionne encore leur paie dérisoire, sans compter les amendes « si on porte ses sabots à l’atelier alors que c’est défendu, si on parle de trop, inutilement, si son coin est malpropre, et bien sûr si le travail est mal fait ». À l’exception du dimanche où elles peuvent déambuler sagement dans le parc de la Tête d’Or, elles passent le reste de la semaine « debout douze heures par jour », veillant « jusqu’à sept heures du soir sur les moulins dont elles garnissent et dégarnissent les bobines » tandis qu’elles « vérifient la qualité de la soie, nouent et dénouent les fils cassés ».
« Ovale vient du latin ovum, œuf », précise Maryline Desbiolles dans ce récit d’une éclosion sociale, mais elle rappelle également que la piste d’athlétisme où ont lieu les courses de relais est elle-même ovale. À lancer le moulin de son récit sur cette piste ovale, elle façonne comme autant de fils précaires ces quatre destins de jeunes femmes, prenant en somme sa part d’héritage d’un métier qui consistait à transformer la soie grège en fils suffisamment solides pour être tissés et devenir étoffes, pourquoi pas étendard : celui si soyeux d’une révolte échouée sur les rives de l’Histoire.
Les vies de femmes que tresse ici Maryline Desbiolles ne sont pas des vies minuscules ; pour être brutes au sens où ces jeunes femmes sont issues des milieux les plus pauvres au sein desquels nul n’a jamais songé à leur apprendre à lire et écrire, ces vies au contraire se sont écrites en majuscules, un temps très court où chacune a pris conscience de soi au sein d’un collectif bien plus grand qu’elle : et c’est ce mouvement même dont le récit veut raviver la trace enfouie mais toujours agissante dans l’épaisseur de l’immense palimpseste qu’est la mémoire sociale. Si cette trace est toujours agissante, c’est par le stupéfiant mouvement d’émancipation des corps et de la parole qui tout à la fois précède, provoque, accompagne et relance les revendications : la prise de conscience qui est d’abord une prise de conscience de soi, de chacune d’entre les grévistes au regard les unes des autres, échappant quelques semaines au chantage productiviste pour donner de la voix, leur propre voix. En ce sens, les quatre femmes qu’isole Il n’y aura pas de sang versé ne sont pas différentes de leurs compagnes de lutte, pas même de « Philomène Rozan qu’on appelle parfois Rosalie Rozan, Dieu sait pourquoi, peut-être pour l’assonance ? […] Philomène est Rosalie ou n’importe laquelle des ovalistes de l’atelier, toutes peut-être. Philomène Rozan se cache derrière toutes les ovalistes ».
Ce « que nous savons » des quatre relayeuses ne les distingue en réalité que dans la mesure où, par l’effet du dispositif, « nous les voyions en couleurs tandis que les autres sont en noir et blanc ». Si ces relayeuses deviennent « peut-être plus elles-mêmes » au milieu de leurs semblables, chacune a dans la foule des autres un point d’ancrage singulier, cependant, un point d’ancrage qui est tout à la fois une douleur et une source de joie potentielle qui n’appartient qu’à elle. Ainsi de la première d’entre elles, Toia, qui transporte, fiché au cœur, le paysage de son enfance au Piémont.
Les premières pages très littéralement l’ont saisie au cœur de ce paysage le jour où elle a quitté l’enfance, alors qu’elle découvrait un filet de sang le long de sa jambe. Déjà elle court : la panique la prend, elle « pense vite à la vache morte l’hiver dernier, elle pense vite aux cris de son père et à l’oncle qui déboule », et c’est bien pourquoi elle se lance la première, entreprenant « de dévaler la petite colline » vers « les trois maisons, celle de ses parents, celle de l’oncle et celle un peu plus grande de la veuve, les trois maisons au bout du chemin blanc. Les mouvements de leurs toits de tuiles rondes – mais comment imaginer d’autres tuiles ? – les briques rouges des murs qui affleurent sous l’enduit blanchâtre ». Elle est devenue une femme, lui dit son père, ce jour-là. Elle pourra bientôt, par l’entremise du curé qui joue les recruteurs, disparaître dans la diligence pour Lyon.
Toutes les relayeuses portent en elles un paysage d’enfance, qui les habite ou les hante, à l’exception de la dernière, celle qui passera la ligne d’arrivée, Clémence Blanc, qui a grandi à Lyon. Le récit la précipite à son tour dans la course peu après que la rage soit entrée en elle, le jour où elle a appris la mort par hémorragie de son amie Suzette Cordier à l’hospice de la Charité, où elle venait de mettre au monde un enfant mort-né : les deux jeunes femmes partageaient un minuscule garni et travaillaient dans le même atelier de moulinage. Elles partageaient aussi des histoires, à tel point que Clémence Blanc en était venue à s’éprendre à son tour du jeune amoureux de Suzette qu’elle n’avait pourtant jamais vu, qui voulait devenir peintre, et pour qui son amie posait si volontiers, mais dont elle se rendait compte après coup qu’elle ignorait jusqu’à son patronyme.
C’est elle qui passe la ligne d’arrivée, on l’a dit, et c’est sans doute la seule aussi qui aura tiré un vrai bénéfice de ces journées de grève, mettant à profit les deux heures qu’elle a gagnées chaque jour « pour apprendre à lire et à écrire. Car c’est la leçon qu’elles ont retenue de la grève. Dans notre monde, savoir lire et écrire émancipe. Et s’émanciper, c’est être un peu plus libre », ce qu’elle souhaite ardemment. C’est donc elle qui porte le relais dans l’épilogue extrêmement puissant de tout à la fois boucler la boucle et justifier la forme de tout ce qui précède en isolant le témoin lui-même, celui que les relayeuses se sont transmises.
Près de vingt ans après la révolte des ovalistes, Clémence Blanc ose enfin passer la porte si majestueuse du Palais des Arts dans l’espoir d’y trouver l’un des portraits que l’amoureux de son amie Suzette, le jeune peintre dont elle ne connait même pas le nom, avait fait d’elle. Égarée dans la magnificence du musée, elle réalise la vanité de sa quête, les larmes lui montent aux yeux, « des larmes de colère, contre elle-même », quand soudain « elle le voit. Pas du tout un tableau de Suzette Cordier, un portrait de jeune inconnue, environnée de fleurs sauvages et de papillon. […] Son visage est empreint d’une douceur que Clémence Blanc reconnaît et qui rappelle Suzette Cordier à elle plus sûrement que ses traits. Une douceur si mélancolique, si grave qui nous sépare de la jeune fille mais la fait apparaître » et subitement libère en Clémence Blanc « une joie aussi inconnue d’elle que la jeune fille. Pour ne pas se faire remarquer, elle se retient de courir, de traverser le musée en courant et de porter la nouvelle, de porter en elle, avec la jeune fille douce et grave, une joie qui ne mourra jamais », le sceau de l’utopie, cette épuisante course de relais qui exige contre toute vraisemblance que la vie ait un sens, et par là-même en donne jusqu’à la nôtre.