BABELIO.COM, Vincent Gloeckler, 11 août 2021


« Il arrive parfois, et c’est sans doute la marque des meilleurs livres, que la lecture, loin d’être simple exercice et plaisir spirituel, s’empare de votre corps au fil des pages, l’engage pleinement dans son travail, devienne aussi, et tyranniquement, l’affaire des tripes. Le roman de Jan Carson, premier texte d’elle traduit en français, accomplit cet exploit, n’offrant à qui le découvre que peu d’échappatoires à l’identification, l’invitant à partager le faisceau d’émotions, d’anxiété et de terreur, des deux protagonistes, jusqu’à, quelquefois, l’insoutenable… À Belfast, au cours de l’été 2014, la ville brûle. De grands feux sont allumés par des mains inconnues, bien avant les bûchers traditionnels du mois d’août, détruisant des lieux symboliques, faisant resurgir les pires souvenirs de la période des Troubles, la terrible guerre civile confessionnelle achevée, par un accord politique bien fragile, une vingtaine d’années auparavant. Tandis que la panique gagne la cité, que pompiers et policiers sont mobilisés pour calmer les flammes et trouver les coupables, deux hommes découvrent, dans leur condition de père de famille, le pire des cauchemars. Jonathan Murray, médecin dans un centre de santé et jeune père, depuis quelques semaines, d’une adorable petite Sophie, ne peut s’empêcher d’être hanté par le souvenir de la mère du bébé et de ses pouvoirs de manipulation, craignant que l’enfant n’hérite de ces facultés magiques, qui la transformeraient en véritable danger pour l’humanité. De son côté, Sammy Agnew, un ancien paramilitaire protestant, est convaincu d’avoir reconnu dans le Lanceur de feu s’exhibant sur une vidéo de propagande son propre fils, Mark, effrayé par l’idée d’avoir légué à celui-ci la part la plus sombre de sa personnalité. Bouleversés par le poids de leurs responsabilités parentales, rongés par la culpabilité, leurs cœurs déchirés entre leur amour paternel et leur souci d’autrui, ils s’emploient l’un et l’autre à tenter l’impossible, empêcher l’extension de la violence tout en protégeant leur enfant, une quête douloureuse qui les amènera finalement à se rencontrer… Au-delà de ce double drame, mêlant le fantastique à la réalité la plus crue, dans une tonalité qui évoque les meilleures tragédies shakespeariennes, au-delà de la puissance poignante d’un texte qui vous secoue, comme nous l’avons déjà dit au début de cette chronique, de la première à la dernière page, le roman, utilisant avec habileté l’alternance des points de vue et l’insertion fréquente de petites anecdotes mettant en scène d’autres enfants étranges, offre aussi le flamboyant portrait d’une ville, Belfast, minée par les haines anciennes et la lourdeur des silences… Et si, parfois, comme nous le montre Jan Carson avec un tel brio, l’écriture était le meilleur moyen de nous rappeler que parole et dialogue sont les plus efficaces des vecteurs de paix ? »