- Livre : Les Eaux du Danube
- Auteur : Jean MATTERN
- Revue de presse
BLOG MEDIAPART, Frédéric L’Helgoualch, dimanche 3 février 2024
Lire l’article sur le site de Mediapart
Les Eaux du Danube, de Jean Mattern : retrouver l’Est
« L’enfant qu’il était s’était précipité vers son père pour comprendre. “Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde“, avait doctement déclaré celui-ci avant de refermer la porte de son bureau. »
« Je ne pouvais ignorer qu’elle les avait choisis, lui et la vie dans cette ville du Sud où il avait racheté une pharmacie. Je ne savais rien d’autre de lui : il était le descendant d’une grande famille lyonnaise dont les hommes étaient tous soit pharmaciens soit chercheurs, et il s’appelait Clément Bontemps. Irait-il jamais plus loin que Sète dans la rébellion contre les conventions de son milieu ? Tout cela avait semblé amuser Madeleine. « Au moins j’aurai toujours Paul Valéry, là-bas », me disait-elle quelques heures avant de prendre le train pour rejoindre son fiancé, et je me suis souvent demandé si je devais chercher un message caché dans la mention du poète lors de notre dernière conversation, ou presque, mais cela ne changeait rien au fait qu’elle avait quitté Paris et que je ne m’y voyais pas vivre sans elle […] Madeleine avançait, sa vie, elle s’en disait convaincue, était tracée, il lui suffisait d’emprunter le chemin se déployant devant elle. »
Madeleine abandonna Robert Stobetzky pour la promesse d’une vie rangée, entre bons catholiques de province. Elle referma sans trembler la parenthèse de la passion pour s’engager avec un homme garanti sans surprise, notable rassurant, lisse, étranger à tout emportement.
Mais derrière les personnages sans reliefs se terrent souvent de violentes énergies toutes dédiées au refoulement, toutes tournées vers le maintien de l’artificiel masque de la placidité. De la transparence.
Qui est Clément Bontemps ?
Du rideau de fer de la petite pharmacie sétoise baissé à heures fixes à celui, implacable, de l’ogre rouge à l’Est. Des doutes tus sur sa paternité aux vers incompris d’un autre Sétois, Paul Valéry.
Parfois un simple coup de téléphone suffit à faire vaciller les mensonges trop faciles d’une existence. À faire resurgir en pensée les lointaines eaux du Danube.
« J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. »
Rarement incipit aura été plus provocateur.
‘Ça promet !’, pourrait songer un lecteur ignorant du travail de Jean Mattern. De son appétence pour les anti-héros, à qui il se charge vite de redonner consistance en quelques coups de crocs aiguilleurs.
Ce sera ici l’appel du professeur de philosophie de son fils Matias qui servira d’étincelle.
‘Son fils’. L’est-il seulement, biologiquement parlant ?
Ses cheveux tirant vers le roux, sa nature contemplative, son amour pour la musique (qu’il n’a jamais partagé) …
Clément Bontemps ne fut jamais dupe de la disparition pendant plusieurs semaines de Madeleine, juste avant leur mariage. Il ne posa aucune question, fidèle à sa nature. Pas de vagues. Pas de drames. Les yeux rougis de sa bientôt femme, lors de la cérémonie, il fit semblant de ne pas les remarquer.
« Matias vous admire beaucoup. Il me l’a dit. Mais peut-être vous craint-il aussi un peu. C’est pour cette raison que j’ai pris la liberté de solliciter cet entretien avec vous […] Il craint de vous faire certains… aveux. De vous dire certaines choses, si vous préférez. »
Même dépourvu de master en psychologie, le lecteur repère vite l’ombre d’un coming-out (horrible mot. Insupportable concept) en approche. Mais Clément Bontemps, expert en œillères bien calées autant qu’en préparations magistrales, point.
Nous sommes vers la fin des années 80, François Mitterrand vient d’être réélu et l’homosexualité n’a été dépénalisée en France qu’en 1982. Tous les films populaires de l’époque utilisent encore les jurons homophobes en guise de punchlines pour faire se gondoler les masses (et tant pis pour le taux de suicide sept fois plus élevé chez les ados gays) et il faudra attendre 1992 pour que l’attirance pour le même sexe soit retirée officiellement de la liste des maladies mentales.
Georges Almassy, prof de philo marchant sur des œufs, ne pourrait être plus clair. Mais Clément Bontemps ne capte que pouic, tant la notion de scandale personnel lui est impensable et celle de bienséance sociale chevillée au corps.
C’est plutôt le nom d’origine hongroise de l’enseignant qui éveille son intérêt. « Cela m’est revenu. Notre cerveau joue plus souvent au Petit Poucet avec nous que nous voulons bien l’admettre. C’était le nom d’un cousin de ma mère : Almassy. Cousin, ou parent plus éloigné, comment savoir. D’un homme qui était venu nous voir à Lyon, ça, j’en suis certain. L’embarras de mes parents à l’occasion de cette visite était évident. Pour quelle raison, je n’en ai pas la moindre idée. »
Quoi de plus perturbant que les bribes d’un passé qui remontent anarchiquement pour un homme qui n’a jamais aspiré qu’à la pondération (voire à l’invisibilité) ?
« Je n’appartiens à aucun lieu. Comment pourrais-je affirmer que je suis plus moi-même ici qu’ailleurs ? J’ignore le sens de ces mots. J’essaie de traverser les journées. C’est la seule définition que je trouve à tout ça. Il faut avancer. La vie, c’est cet écoulement du temps, rien d’autre. Il faut naviguer sur ce fleuve des heures, pourquoi imaginer autre chose ? »
Un tel père et mari dénué de passion, d’élan vital même, ne peut observer qu’avec perplexité et envie fils et épouse lorsque ceux-ci vacillent à l’écoute de la Fantaisie de Schubert. Lui se contente, en guise de modestes récréations, que des promenades sur le mont Saint-Clair, colline surplombant le Golfe du Lion et toute la ville de Sète (comme s’il ne pouvait aborder même la géographie d’un lieu que de haut. De loin) et des déambulations sans rêverie dans le cimetière marin (anciennement cimetière Saint-Charles, rebaptisé en 1945 en hommage au poème de Paul Valéry, illustre occupant).
« Le vent se lève ! … Il faut tenter de vivre ! »
Comment ces vers pourraient-ils ne pas être abscons pour tel homme cadenassé de l’intérieur depuis si longtemps ?
Almassy. Almásy.
Sa mère était hongroise mais ne parlait jamais de son passé. Elle s’était fondue dans le rôle de Mme Bontemps, bourgeoise lyonnaise femme de, et n’était jamais revenue devant lui sur son passé. Jusqu’à son lit de mort. Depuis lequel, moribonde et délirante, elle avait murmuré en boucle : « József… József… » L’enfant qu’il était s’était précipité vers son père pour comprendre. « Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde », avait doctement déclaré celui-ci avant de refermer la porte de son bureau. Les chiens n’élèvent pas des chats et plus jamais le désormais honorable pharmacien de Sète n’y avait songé. Jusqu’au damné coup de téléphone de ce Georges Almassy. Almásy.
Qui était ce József ? Qui était sa mère ?
Que connait-il de la Hongrie ?
Que connait-il de son histoire ?
Recontacter l’enseignant.
Pour lui parler de son fils ? Non, pour apprendre à connaître sa mère.
Dans un royaume fantoche, le régent Miklós Horthy règne avec des pouvoirs autoritaires pendant la plus grande partie de la période de l’entre-deux-guerres mondiales et installe un régime nationaliste et dictatorial. Il ne tarde pas à s’allier avec l’Allemagne nazie (450.000 Juifs et des centaines de Rroms périront sous son autorité), transformant officiellement, l’heure de la guerre venue, la Hongrie en membre actif de l’Axe.
Une touriste écossaise en deuil mais à l’écoute facile se promène sur la plage, en contrebas.
Tandis qu’un gouvernement fasciste est mis en place (avec à sa tête Ferenc Szálasi), la répression contre tout opposant, Juif, communiste, et autres « déviants » s’intensifie avec la bénédiction d’Hitler. Dénonciations et police politique gagnent en puissance, triste répétition de ce qui attend les Hongrois avec l’arrivée de leurs libérateurs russes. D’une dictature à l’autre, sans même plus veste à retourner.
Le professeur de philo partage quelques brasses avec un Clément Bontemps enfin descendu du royaume des morts.
La mâchoire d’acier soviétique de se refermer bientôt (pour cinquante ans), « l’insurrection de Budapest » en 56 et sa féroce répression (3000 morts et 200.000 réfugiés) de déciller au passage les intellectuels un peu lents du Café de Flore – qui n’avaient pas encore compris (voulu admettre) la véritable nature du régime installé à Moscou.
Ludovic, le jeune préparateur de son officine, rougit lorsque la voix de Georges Almassy résonne dans le combiné. Jamais le pharmacien de Sète ne s’était aventuré à imaginer une vie privée à son employé. Déjà la sienne Comment imaginer sa mère, sa si honorable mère, se débattant dans le tumulte de l’Histoire en marche ? À quelle date avait-elle fui ? Quel régime ? Comment et avec qui ?
Jamais Clément Bontemps – qui a abandonné la compagnie des caveaux pour celle des flots – n’avait plongé aussi loin vers ses racines. Dans les eaux de la Méditerranée. Dans celles du Danube.
Sous l’œil parfois irrité mais souvent encourageant du professeur de philosophie (qui préfère les remèdes de cheval à l’homéopathie), avec l’épaule d’une inconnue à portée de tête.
Au fil de son enquête, de la découverte des répétitions insensées des erreurs familiales (qui ont à son insu guidé sa vie et ses choix), Clément Bontemps brisera-t-il enfin l’armure ?
S’autorisera-t-il à ressentir ?
À l’aube de bouleversements historiques sans retour (1989 et la chute du Mur approchent) qui accompagnent en parallèle ce brillant court roman sur la transmission, l’acceptation de soi, mais aussi sur le poids destructeur du secret.
Nul doute que Madeleine ou l’auteur du ‘Bleu du lac’ aura laissé dans la maison de Sète, traîner comme une évidence, le livre de Paul Valéry. À feuilleter. Au cas où.
« Courons à l’onde
en rejaillir vivant ! »