Coup de cœur d’Anouk Delcourt, librairie Point virgule (Namur), vendredi 24 mars 2023


De livre en livre, Maryline Desbiolles tisse les voix de femmes et d’hommes sur lesquels, d’ordinaire, le regard ne s’arrête pas. Qu’il s’agisse des siens, ses grands-parents italiens poussés par la misère jusqu’en Savoie (Primo) ou d’autres oubliés (les habitants de l’Ariane, un quartier dit « sensible » de Nice dans C’est pourtant pas la guerre), ses mots donnent à ces figures de l’exil et du déclassement une ardeur qui s’imprime durablement.

Il n’y aura pas de sang versé prolonge la démarche, en nous menant à vive allure vers la première grève de femmes, dans le Lyon de 1869. Pour autant, rien ici du livre d’histoire érudit et pesant. Ce qui anime Maryline Desbiolles, c’est sa volonté de donner voix, corps et mouvement à quatre ouvrières parmi les deux mille grévistes. Quatre filles aux pas desquelles elle nous attache par la grâce de son écriture alerte et sensible.

Elles viennent du Piémont, de Provence ou de Savoie. Toia, Rosalie, Marie et Clémence partagent pourtant des enfances parallèles, marquées du sceau de la misère. Arrivées à Lyon, l’industrie de la soie les avale: une main d’oeuvre dure à la tâche, sans instruction, sans revendication. Toutes quatre sont ovalistes: dans les salles ovales des moulins, au rythme imposé par les machines, elles tordent et enroulent les fils de soie destinés au tissage. Vies de peu, environnées par les maladies, les morts en couches, la violence des patrons.

En passant le relai de l’une à l’autre, Maryline Desbiolles suit leurs élans, leurs espoirs, leurs déconvenues jusqu’à cette ligne d’arrivée qu’est le début de la grève. Alors les relayeuses se fondent dans un « nous » et nous entraînent à leur suite. « Entre les visages rapprochés des femmes en mouvement ou mieux, en circulation, un instant nous ne reconnaissons plus ceux des quatre relayeuses comme si leurs traits s’échangeaient, le sourire de l’une éclairant le visage de l’autre, comme si leurs cheveux se mêlaient et le brillant des yeux l’emportait sur la variété des couleurs ».

La grève: quelques semaines où le temps se suspend, quelques acquis qu’il faudra mettre à profit, « le dénouement est à inventer ». Pour nos quatre ovalistes, elle creuse une ligne de démarcation dans leurs vies. En éclairant ces femmes de son écriture vive et précise, résolument solidaire, Maryline Desbiolles explore de nouvelles façons d’écrire les luttes d’autrefois pour nourrir celles d’aujourd’hui.

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