WWW.DECIDELA.FR, Frédéric L’Helgoualch, samedi 5 décembre 2020


Critique sociale de haute volée

« Ce que coûtent ces cinq quarts d’heure de spectacle pyrotechnique ininterrompu, où de trompeurs ‘bouquets finaux’ ne font qu’annoncer un regain de grandiose, équivaut à plusieurs millénaires de l’actuel revenu moyen par habitant du Malawi. Ce soir, la famille grand-ducale non seulement se montre, mais rappelle, à qui en douterait, son poids économique. L’opinion mondiale peut se gausser, les trois cent soixante-quatre autres jours de l’année, de ce grand-duc d’opérette promenant son écharpe de soie blanche aux sommets du G20, et de son absence notoire de tout rôle politique. Qu’elle se gausse tant qu’elle veut : elle n’a rien compris aux vrais ressorts de ce monde dont elle se prétend la voix. »

« Le Grand Duc d’Eponne, royaume hybride, micro-Etat européen né de l’imagination de Diane Meur, peut souffler dans son blazer bardé de décorations improbables. Il peut agiter mollement du balcon sa main condescendante : la populace n’est pas d’humeur guillotine, elle applaudit même sans retenue. Deux pétards, un soupçon de paillettes et quelques jours de congés bien arrosés suffisent à balayer les griefs accumulés pourtant tout au long de l’année.

Ainsi s’ouvre ‘Sous le ciel des hommes’ de Diane Meur, traductrice et auteure belge rodée aux trames historiques, qui publie depuis vingt ans chez Sabine Wespieser (‘ La Vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même’, ‘Les Vivants et les Ombres’, ‘ La Carte des Mendelssohn’) et se révèle, avec ce sixième ouvrage, redoutable observatrice de notre société sans tête. Indifférente, elle, à la mise en scène du pouvoir, une galerie d’une vingtaine de personnages va bientôt se croiser, personnages reliés entre eux par des liens insoupçonnables. Quel rapport en effet entre Jérôme le célibataire sans enfant, look éternel d’adolescent-baskets et anti-capitaliste convaincu et Sylvie, prototype de la working-girl ultra-‘flexible’, ‘force vive’ ambitieuse qui gère mari, amant, enfant et séminaires corporate sur le même mode control freak ? Quel lien entre Hossein, jeune réfugié qui cache sa mélancolie derrière un sourire-bouclier et Jean-Marc Féron, journaliste star mais blasé du Grand Duché qui trouve l’idée de son prochain essai ‘sociétal’ sur le pont du yacht de son éditeur ? Quel chemin mènera Fabio, petit garçon bourgeois en manque d’assurance vers Semira, sans-papiers débrouillarde ? Par quel retournement Sonia la rewriteuse militante en arrivera à s’émouvoir des névroses d’une famille de nantis guère attachants pourtant ? Voilà bien la force de ce roman inattendu, dense, tentaculaire : parler à la fois de l’individu et de la société sans s’y perdre. De Lilliput (l’intime) et de l’ogre cannibale (l’ultra-libéralisme triomphant). Les méandres, ambiguïtés, noirceurs et attentes s’entrechoquent, s’emboîtent, se répondent mais, loin de perdre le fil, l’écrivaine de tenir le cap et de rendre la lecture fluide et l’ouvrage modèle de pertinence, d’intelligence.

« L’horizon d’un tel système, son seul horizon possible est l’autodestruction : la dévoration de ses propres enfants, l’hybris exterminatrice retournée contre elle-même. La grande machine avance toute seule, détruisant tranquillement êtres et choses au passage. FIAT LUCRUM, ET PEREAT MUNDUS, « Que des profits soient faits, le monde doit-il périr », telle serait sa devise si elle acceptait de s’en donner une. Mais se donner une devise, c’est se montrer; et, nous l’avons vu, un système pervers ne redoute rien tant que d’apparaître au grand jour, tous rouages étalés. »

Isabelle, Stan et leurs compères révolutionnaires se partagent la rédaction d’un pamphlet intitulé ‘Remonter le courant, critique de la déraison capitaliste’, qu’ils souhaitent explosif. Le micro-État endormi sur ses lauriers, sur son nationalisme et sa prospérité rentière n’a qu’à bien se tenir ! Livre dans le livre, l’essai féroce s’écrit sous les yeux du lecteur et Diane Meur de faire passer sa critique au laser, drôle souvent et ouvrant même un front supplémentaire : une réflexion sur le processus de la création. Les phasmes observent, statiques et caméléons, tout ce monde qui s’agite de derrière les vitres du vivarium. Ainsi font aussi les déracinés chassés par la guerre qui tentent de comprendre quelque chose à cette civilisation (mal) barrée.

« Ce que ne comprendra peut-être pas un enfant, c’est qu’on tienne pour allant de soi cette compétition dans laquelle nous serions, paraît-il, engagés. Qui en a décidé, vers quoi tend-elle ? sinon vers le but final de toute compétition : départager une poignée de gagnants et beaucoup, beaucoup de perdants ? »

Une vieille tante répond à son neveu, chanteur-penseur, « cause toujours ! En attendant je te ressers, c’est maison ! » De « l’analyse des caractéristiques d’un système pervers et son fonctionnement » à la tarte au riz dominicale, le lien est vite fait. De même que du grille-pain défectueux à la mise en accusation du système, un pas suffit.

« Ah pour ça, monsieur, il faut voir avec le service après-vente », lui disait la fille d’Electro-Discount, l’autre jour, comme si Stan lui avait montré un poisson crevé. Ça, le poisson crevé, c’était le magnifique grille-pain acquis la semaine d’avant et qui avait un défaut. La semaine d’avant, la même fille lui en vantait les lignes élégantes, le prix avantageux, l’astuce du détecteur de combustion intégré. « Notre coup de cœur du mois », disait-elle en caressant le machin posé sur un podium de velours orange. Maintenant, fini l’amour. Bon pour le SAV. Le SAV relégué dans le coin le moins éclairé de la boutique et tenu par des tocards, la femme proche de la retraite et le jeune à bec-de-lièvre. »

Expérience malheureuse qui apportera tout de même sa pierre à l’édifice théorique en écriture.

« Tin-nin, nin, bourrez bien les poubelles, niquez vos lave-vaisselle, bousillez à la pelle, Consomme, mec, consomme, sinon t’es plus un homme, Essaie pas de réparer faut pas trop s’atta-cher, On vous aime on vous choie, Vous êtes tous nos petits rois, On fait baisser les prix, Pour grossir vos caddies . »

Loin des remises en cause d’une logique dont il aimerait les clés, Ghoûn, lui, tente d’éviter les écueils de l’administration, service de l’immigration. « Attention encore, pour l’instant votre rubrique MES DOCUMENTS est vide. D’ici quinzaine, il faudra scanner toutes les pièces de votre dossier et les télécharger sur le site, le BIR ne prend pas en charge leur numérisation. Tourné vers l’avocat, il a ajouté d’un ton d’excuse : réductions d’effectifs.  Ghoûn s’est enfin décidé à intervenir : Des photos, ça ira ? – Non, nous vous demandons de bien scanner les originaux, pour une meilleure qualité. »

Le regard d’une femme, bref instant bref espoir, apaisera Ghoûn. « Elle n’avait pas remarqué ce grain de beauté près de sa tempe. Avoir un grain de beauté sur le visage, affirmait sa grand-mère, c’est signe qu’on est aimé de Dieu. Sans blague. Il cache bien son amour, Dieu, pour avoir fait naître ce type naïf et sincère dans un monde aussi dur. »

Pendant que certains tentent de sauver avenir et dignité (Ghoûn et ses semblables, « on veut qu’ils restent chez eux ! pour continuer à nous ravitailler en tee-shirts à trois balles. Pas question de bouger, mec, on aime pas ton passeport, Laisse la mobilité aux puissants et aux forts… »), d’autres n’ont plus de combats à mener sinon celui contre l’ennui, alors ils pleurent leur enfance et poétisent à l’extrême, doutes du nombril en bandoulière : « Le territoire de l’enfance est comme ces contrées que décrivent les contes, aux frontières de brume, aux forêts peuplées de monstres; avec des châteaux aux donjons effilés, des chaumières misérables, des antres sous-marins où des nixes retiennent captif un triste jouvenceau. » De ce retour en arrière, somme toute, peut-être l’éthique bradée il y a longtemps resurgira. Faut-il un divan pour redevenir empathique ? Diane Meur, en dépeignant les vies diverses, les réalités multiples sur le même territoire semble rappeler qu’aucune réponse simple ne verra jamais le jour. Sur le diagnostic de la folie contemporaine et de la vacuité du modèle capitaliste sans frein, la majorité s’accorde. Mais quel remède acceptable par le plus grand nombre ? L’utopie (laquelle) suffira-t-elle ? Mao, Staline, Pol Pot : un concours de cadavres fut lancé à partir d’une utopie. Les comparaisons avec les existences brisées par le monstre capitaliste sont-elles arguments valides ou juste facette opposée de la même désespérance ? Admettre que l’homme ne peut pas faire société sans recourir aux mécanismes de la domination est insupportable : reste l’utopie. Quelles histoires, individuelles celles-là, derrière la théorie et les postures ? Laisser la planète flamber car tout semble risqué ? Alors quoi, rien ? Alors quoi, valider le non-sens et l’injustice ? Quoi donc, après le diagnostic ?

« La seule question cruciale, c’est : Et au-delà ? Et après ? »

Diane Meur nous livre ici une critique sociale sans concession sur un monde terrifiant : le nôtre. Marionnettiste aux mille fils mouvants, traductrice des rapports de force et des hypocrisies, des réalités structurelles et des résistances individuelles cachées, en même temps qu’auteure de lignes splendides sur la nature humaine. Certains tenteront la remise en cause personnelle, l’avancée mesurée; d’autres choiront dans le gouffre de l’infamie, fanatiques perdus. Dire de ‘Sous le ciel des hommes’ qu’il est un bon livre serait réducteur. ‘Sous le ciel des hommes’ est avant tout une expérience littéraire, intellectuelle, stimulante et de haute volée. Particulièrement redoutable et bienvenue en ces temps de crise en pleine expansion et d’offre politique médiocre. »

‘Sous le ciel des hommes’, de Diane Meur. Critique sociale de haute volée