ELLE, Olivia de Lamberterie, vendredi 11 octobre 2013


« Le roman de la semaine : Les démons de Michel-Ange »

« Ceci n’est pas un roman historique. Point de roulement de tambours ou de débauche de sentiments dans cet ouvrage qui se déroule, certes, au printemps 1505 en Italie. Au contraire, tout n’est que finesse et retenue dans cette Pietra viva, dont le sujet pourrait être celui d’un film de Pasolini : un homme est saisi d’un trouble qui remet en question tout ce à quoi il croyait. Cet homme, c’est Michel-Ange. Ses ailes de géant l’ont jusque-là porté au zénith : après le triomphe de sa Pietà, il vient d’être choisi pour réaliser le futur tombeau du pape Jules II. Mais la vision du corps mort d’Andrea, moine dont la beauté parfaite le subjuguait, l’entame durablement. Désormais, ses ailes de géant l’empêchent de marcher. Son égoïsme de grand homme, ses certitudes inscrites dans le marbre, son altière solitude se dissolvent dans le trouble provoqué.

Alors, la tête la première, il plongea dans son magma intérieur, il s’aperçut que sa chair était faite de pierre vive. De pietra viva. À 30 ans, Michel-Ange a le choix : continuer de vivre dans le bloc de pierre qu’il a construit autour de lui comme une carapace depuis la mort de sa mère alors qu’il était enfant, ne pas souffrir, mais aussi ne rien sentir. Ou, au contraire, s’en extraire pour retrouver l’humanité qu’il a enfouie au plus profond de lui-même.

Pour conter ce grand chambardement humain, Léonor de Récondo choisit la voie de la métaphore et de la simplicité. Ses phrases sont courtes et limpides. Son rythme est délicatement cadencé. Pour traduire ce paysage en plein bouleversement intérieur, elle utilise la vue grandiose de la carrière de Carrare, où le sculpteur est venu choisir les blocs de marbre pour le tombeau du pape. La jeune romancière, violoniste baroque de profession, connaît bien ces lieux où elle se rendait enfant, dans les pas de son père sculpteur. Elle n’a pas son pareil pour restituer les couleurs, les odeurs, les bruits, les coups de masse sur les ciseaux, aussitôt relayés par le cri de l’acier qui perce la pierreTout cela répété à l’infini par l’écho de la montagne. Michel-Ange s’épuise pour ne pas penser. S’enferme dans une solitude qui, croit-il, apaisera ses tourments. Mais, dans le village voisin de la carrière où il a élu domicile, il est rattrapé par la compagnie de cœurs simples. Le voici tout à coup ému par la beauté de la chanson d’une femme sans instruction. Ou tout à coup happé par la franche innocence d’un enfant de 6 ans dont la mère vient de mourir. Sous l’influence de ces rencontres, Michel-Ange se réconciliera peut-être avec lui-même, lui qui confesse avoir la certitude d’être multiple, pas un, pas deux, mais des centaines.

Sans effet de manches ni grandiloquence, ce troisième roman de Léonor de Récondo interroge le mystère de la création, les noces singulières de l’art et de la mémoire. Creusant le sillon de la chair dans le marbre, elle signe un ouvrage profondément atypique, où l’émotion jaillit, jamais où on l’attend. »