- Livre : Il n'y aura pas de sang versé
- Auteur : Maryline DESBIOLLES
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- Revue de presse
EN ATTENDANT NADEAU, Norbert Czarny, jeudi 16 mars 2023
Bande de femmes
De Charbons ardents à Il n’y aura pas de sang versé, les deux romans les plus récents de Maryline Desbiolles, le passage de relais est aisé. Le premier commençait aux Minguettes, dans la banlieue lyonnaise, le second se déroule à Lyon. L’époque n’est pas la même, les personnages ont des points communs : l’ardeur, l’envie de vivre dignement, la révolte contre l’injustice. Dans Il n’y aura pas de sang versé, quatre femmes sont au premier rang. Derrière elles, les ouvrières des filatures à la fin du Second Empire, avec qui elles mènent la première grève contre les maitres mouliniers, en 1869.
Elles se prénomment Toia, Rosalie, Marie et Clémence. La narratrice les présente successivement, se passant le relais sur une piste aussi imaginaire qu’anachronique : à cette époque, aucune femme ne courait sur la cendrée, et cette forme de compétition était réservée à une élite masculine d’origine aristocratique. Celle qui, sous la houlette de Pierre de Coubertin, établirait les règles de l’olympisme, cette fumisterie hypocrite. La course de relais que relate la romancière lui permet de donner au temps de la souplesse, quand « le roman historique nous entrave, nous plombe littéralement ». Les faits sont attestés, relatés par des historiennes comme Mathilde Larrère, les femmes que l’on découvre et suit donnent couleur et vie à cette expérience.
Tout commence à chaque fois par le sang. Pour Toia, la Piémontaise, née près d’Alba, c’est pour la première fois celui des menstrues. Celui de Rosalie est celui d’un viol, dont elle a à peine conscience. Le sang de Marie vient d’un coup de faucille à la paume. Celui que voit Clémence, de l’accouchement raté d’une amie avec qui elle partage le logis. Ce sang sera le seul que l’on verra dans le roman mais il a son importance, ouvre chaque chapitre. Il rappelle ce dont nous sommes issus, ce qui nous donne vie, et parfois mort. Il est mouvement, voire élan. Il représente la vitalité qui anime ces quatre jeunes femmes.
Chaque « relayeuse » a son histoire, son paysage : les Langhe de Toia tiennent en une image : « ce grand drap froissé des collines » qu’elle contemple avant de prendre la diligence qui la conduit en France. La jeune Piémontaise ne parle pas le français et, comme beaucoup de ses compatriotes, elle est considérée avec méfiance. Quand ils sentent la menace ouvrière – et on sait celle que représentent pour eux les canuts –, les patrons mouliniers font appel à cette main-d’œuvre qui ne peut revendiquer.
Rosalie Plantavin est de Nyons. Du rapport non consenti, elle a eu un fils qu’elle a nourri « de lait et de fiel » avant de le laisser dans la Drôme. Elle a travaillé à la magnanerie, extrayant la soie du ver, dans la chaleur et l’humidité, et elle sait quel labeur l’attend à Lyon. Marie Maurier, la Savoyarde, n’a pas pris le chemin de l’Algérie ou de l’Amérique du Sud. Elle part pour la Guillottière, ce « dernier cercle de l’enfer », marécage immonde où l’on pourrit. Clémence Blanc, d’une « blondeur extrême », est une révoltée. Avec une certaine Philomène ou Rosalie Rozan, elle mènera le mouvement.
Bientôt, révoltées, toutes le seront. Les « ovalistes », ouvrières travaillant à la tension de la soie sur une sorte de moulin, sont maltraitées, mal payées, soumises à des contraintes injustes. La grève qu’elles entament en juin 1869 durera un mois. Les patrons feront tout pour les diviser, les concessions seront minces.
Mais arrêtons là avec ces informations parce que ce roman, comme les précédents de Maryline Desbiolles, est d’abord un poème. Oui, le terme peut surprendre mais il s’impose. D’abord par l’attention à ce que les mots « fabriquent ». Ainsi, quand elle montre les femmes en mouvement : « Elles vont en bande. Une bande de femmes. Le mot bande bien loin de son premier sens, bien loin du ruban, bien loin de la joliesse du ruban sur les cheveux des femmes ou autour de leur cou ». Parfois, c’est un mot qui se décline, qui produit sa constellation, comme ce nom venu de loin, d’organsin : d’Ourguentch, pour être précis, en Ouzbékistan. Détail, bien sûr, mais tout n’est que détail en littérature. Et quand, plus tard dans le roman, Clémence apprend enfin à lire (plongée dans François le Champi), elle écrit le e dans l’o, pour décliner œuf, ovale, et tout ce qui est de la famille. Un monde dans une syllabe. Enfin, Alba, capitale des Langhe, c’est l’aube : le moment du départ pour Toia, dont le prénom français serait Victoire.
Les mots jouent entre eux : Bosquier, le scribe chargé de rédiger les doléances des grévistes, et qui surcharge son écrit de majuscules, ne sait pas utiliser l’ellipse, et signifier le manque souvent nécessaire pour traduire celui dont ces femmes souffrent : « Le manque contre le trop de mots des formules de monsieur Bosquier, contre le trop de mots des lettres de monsieur Bosquier, de l’écriture à la riche comme le faisan à la riche, au foie gras et à la truffe, qui nous reste sur l’estomac, le manque contre les lettres faisandées de monsieur Bosquier ». Faisandé comme trop de phrases, hier, aujourd’hui.
On le sent encore à ce qui précède, le rythme est une donnée essentielle dans l’écriture de notre écrivaine : celui de la course, de la marche, celui qui se fonde sur la répétition d’une expression : « c’est peut-être le commencement » ou autre. Toia, toujours (on sent quelle tendresse Maryline Desbiolles éprouve pour cette « payse »), « dévale la pente » ; or, c’est aussi la longue phrase qui dévale jusqu’à la plaine.
Et puis la touche de couleur importe : Suzette, la morte en couches, a aimé un peintre. On ne sait pas son nom et au fond cela ne fait rien. Le roman se termine sur l’évocation du portrait qu’il a dressé de son amante. La visite de Clémence au musée de la ville est un moment à la fois d’émerveillement et de recueillement, devant le portrait de la jeune fille « en toge rose bordée de vert », une « couverture rouge » sur les genoux. Énumérer ces couleurs n’est pas gratuit : quand la grève commence, les ouvrières apparaissent soudain en couleurs sur le fond noir et blanc de l’anonymat des autres travailleurs.
On lit Maryline Desbiolles les yeux remplis d’images et beaucoup font écho. Ainsi, la colère de Rosalie qui depuis l’enfance déteste l’été se traduit-elle par deux œufs jetés au sol et l’on se rappelle une autre colère dans Maitres et serviteurs, de Pierre Michon : une grappe de raisin pareillement jetée au sol. Ou bien on est touché par le geste de cette même Rosalie, geste d’une grande douceur au point de la faire « pleurer de bonheur » pour la première fois : enfant, encore une fois, elle se tient contre la tête d’un âne, qui semble se retenir de respirer pour ne pas l’effrayer. On songe, allez savoir pourquoi, au magnifique Eo de Skolimowski. Mais tel est le pouvoir des beaux livres : créer des constellations, dans le ciel du Piémont et ailleurs.