FRANCE CULTURE, Jacky Durand, samedi 17 février 2018


« À la gloire des mères lyonnaises », « Les mitonnages de Jacky »

« À l’occasion de la sortie du livre de Catherine Simon Mangées (Une histoire des mères lyonnaises), Jacky Durand voulait rendre hommage à ces « mères lyonnaises » et à une « époque où l’on causait de nourritures la bouche pleine » .
Elles s’appelaient Eugénie Brazier, Léa Bidaut, Paul Castaing, Fernande Gache, et ont régalé des générations de becs fins entre Saône et Rhône, à coups de quenelles de brochet, de volailles demi-deuil ou de gratins de cardons. C’était avant les réseaux sociaux. Les comptoirs en zinc et les tables de bistrot tenaient lieu d’Internet. Mais sans électricité. La bouffe était dans l’assiette et le beaujolpif dans le verre. On n’avait pas encore inventé Facebook et Instagram pour donner la becquée aux mangeurs 2.0 qui se régalent de recettes virtuelles. Bref, c’était l’époque où l’on causait de nourritures la bouche pleine sous le regard affûté des « mères lyonnaises ».
Drôle d’expression que ce « mères lyonnaises ». Tout à la fois agaçante image d’Épinal et reflet d’un temps persistant où seuls les hommes peuvent être appelés chefs. Comme si, aux fourneaux, les femmes ne pouvaient qu’être cantonnées à ce rôle de « mère nourricière » dans l’ombre alors que les hommes dardent leurs toques et font briller leurs étoiles. Imaginez un instant que l’on parle du Père Alléno, du Père Gagnaire ou du Père Ducasse ? Ça ne se fait pas, hein ?
Pourtant, on oublie trop souvent que ces mères lyonnaises ont formé de nombreux cuisiniers renommés. À commencer par Paul Bocuse qui fit ses armes chez Eugénie Brazier, première femme triplement étoilé en 1933.
Plus de 80 ans ont passé mais les cheffes avec deux FF restent toujours très minoritaires dans les classements gastronomiques. Marraine de l’édition 2018 du Michelin, Anne-Sophie Pic est la seule femme à la tête d’un établissement trois étoiles en France. Seuls 17 des 621 restaurants étoilés (soit 2,7%) par le Michelin ont une cheffe à leur tête. Elle a une confidence terrible Anne-Sophie Pic, elle dit : « Jusqu’à maintenant, j’ai tellement travaillé pour qu’on oublie que je suis une femme, c’est terrible à dire, pour que les hommes m’acceptent, en tant que chef dans le milieu. »
En fait, tout se passe comme si les femmes devaient davantage faire leurs preuves aux fourneaux parce qu’on les soupçonne à tort de ne pas avoir la résistance physique et l’opiniâtreté des hommes dans ce métier, il est vrai, très dur. Et puis, il y a toujours ce chiffon rouge de la maternité que l’on agite devant elles comme le rappelait Anne-Sophie Pic à l’AFP : « Il y a aussi un facteur d’ordre sociétal. Quand la femme devient mère de famille, si elle n’est pas entourée, elle doit faire un choix. »
On oublie trop souvent que si des hommes ont pu faire le choix de se dévouer à leurs fourneaux, c’est grâce au soutien actif de leurs compagnes. Il y a des chefs qui le disent haut et fort en couple comme Michel et Marie-Pierre Troisgros ; Alexandre et Céline Couillon.
Je ne peux que vous conseiller de lire Mangées (Une histoire des mères lyonnaises) de Catherine Simon qui vient de paraître chez Sabine Wespieser éditeur. C’est vraiment une plongée entre la presqu’île et la Croix-Rousse pour retrouver la trace de ces femmes qui régalaient leur monde quand le congélateur, et parfois, le frigo n’existait. Elles étaient les chantres des produits frais bien avant le refrain contemporain de la cuisine du marché.
Catherine Simon mijote un récit qui entrelace fiction et tranches de vie très documentées, intime et contexte historique comme les heures sombres de l’Occupation.
On suit par exemple le destin d’Eugénie Brazier née dans une modeste famille de paysans bressans en 1895. Elle est embauchée comme nourrice dans une famille bourgeoise à Lyon en 1914, puis remplace la vieille cuisinière malade. Elle découvre alors le foie gras, le homard, la sauce hollandaise, la truffe et la crème qui inonde le poulet. Finies les économies ! Même si ces mères font aussi parfois des merveilles avec des fins de marché comme Léa Bidaut qui, paraît-il, faisait son marché sans dépenser un rond et confectionnait son gratin d’asperges avec les pointes que l’on ne trouve plus aujourd’hui car elles sont jetées.
Tout le mérite de ce livre est de faire vivre le meilleur du souvenir, de la mémoire, dans une ambiance et un décorum très lyonnais. Et puis, on salive aux mots de la cuisine de ces mères : « Et sa sauce Waleska ! Pour accompagner le turbot braisé au four : un peu de Noilly, vin blanc, échalotes…On récupère le jus et on réduit au maximum, en ajoutant un tout petit peu de comté et de la crème fouettée. » On a faim, non ? »

Écouter l’émission