- Livre : En vérité, Alice
- Auteur : Tiffany TAVERNIER
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LA CROIX, Christophe Henning, jeudi 4 janvier 2024
« En vérité, Alice », de Tiffany Tavernier : la fabrique des saints
Alice est sous emprise, victime d’un homme manipulateur. Embauchée par le diocèse de Paris, elle prépare les dossiers des futurs saints. Un roman en quête de vérité.
« L’association diocésaine de Paris recrute un(e) assistant(e) pour le promotorat des causes des saints. » Il faut ne plus savoir à quel saint se vouer pour postuler à un tel emploi. C’est ce qui arrive à Alice, acculée, contrainte par son compagnon autoritaire à trouver du travail. Depuis cinq ans, elle partage sa vie avec cet homme manipulateur, égoïste et brutal. Il l’a coupée de sa famille, de toute vie sociale, réduisant à néant tout projet. « Quand est-ce que tu comprendras que je fais tout pour toi ? », insiste-t-il, tenant sa proie dans un chantage infernal. Puisqu’il a besoin d’argent, Alice n‘a pas d’autre issue : elle doit travailler, coûte que coûte. Elle qui n’est pas même baptisée se présente, et se trouve miraculeusement embauchée par l’évêque chargé des dossiers de canonisation.
C’est pour plaire à son compagnon toxique qu’elle accepte ce travail obscur dont elle ignore tout : il s’agit de recueillir des centaines de documents et témoignages faisant la preuve des vertus héroïques des vénérables et serviteurs de Dieu. Un travail colossal et secret, pour la bonne cause. Si la vie d’Alice est un roman, l’évocation des candidats à la sainteté du diocèse de Paris, dans ce livre, est bien réelle et documentée. Jacques Fesch, Nicolas Barré, Raoul Follereau, mais aussi – moins connus – Henri Chaumont, Georges Darboy et d’autres encore, dont les vies sont décortiquées tout au long d’une procédure longue et complexe. Autant de figures trop peu connues, racontées en quelques pages, missionnaires ou archevêques, prophètes oubliés ou fondateurs d’ordres religieux.
Pour se risquer dans les arcanes de la sainteté, Alice trouve appui auprès des bonnes âmes du diocèse, Anne-So, Charlotte, Isabelle. Si elles l’accueillent chaleureusement, elles ne tardent pas à comprendre que leur nouvelle collègue vit un enfer personnel. Généreuse, Alice n’en est pas moins systématiquement dénigrée par son compagnon de malheur, prisonnière de « cette impression qu’elle a de ne jamais être à la hauteur, de toujours se tromper ». Le travail lui ouvre une porte de sortie : « Quelque chose se délie. Ou plutôt se dissout. Son angoisse peut-être. Quelque chose qui l’attriste et la réchauffe en même temps. » Se dégager de l’emprise quotidienne est en soi une épreuve : « Qu’est-ce qui m’a pris de tout gober ? Il m’a tout pris. Nous nous aimions si fort. De moi, il ne reste plus rien. »
La fréquentation des futurs bienheureux ne peut qu’affermir Alice dans ce sursaut vital, elle qui voudrait sauver le monde : « Ce qu’on appelle l’héroïcité, c’est la constance et l’humilité dont cette personne a fait preuve tout au long de sa vie (…). C’est le critère qui distingue les vrais saints de ceux qui peuvent agir avec une grande générosité, mais uniquement par à-coups, au gré de leur humeur. »
De la vie des futurs saints parisiens et de l’existence douloureuse d’une femme à bout de souffle, Tiffany Tavernier parvient à faire un roman dense, haletant. Un tour de force quand elle tisse la vie édifiante des bienheureux, la violence d’une emprise conjugale. Deux angles qui se rejoignent pourtant, avec la question impérative qui traverse le livre : quel sens peut avoir le sacrifice de soi-même ? Jusqu’où peut mener l’amour ? « Ce n’est qu’à partir du moment où l’homme voit les forces des ténèbres à l’œuvre qu’il réalise combien les forces de la lumière le sont, elles aussi. »