LA CROIX, Emmanuelle Giuliani, jeudi 7 septembre 2023


Un café viennois et la vie comme elle va.
Robert Seethaler convie à sa table d’écrivain des personnages ordinaires. Un roman merveilleux de sensibilité et de délicatesse.

À un proche ou un ami qui vous demanderait pourquoi lire le nouveau roman de Robert Seethaler, une réponse vient immédiatement à l’esprit. Ce récit mêle avec une subtilité rare la gravité et la légèreté, la mélancolie et le bonheur. Les uns et les autres glissant entre les mots et les pages avec une grâce fluide, une limpide simplicité. C’est de la somme des « petits riens » que naissent l’émotion et la noblesse, le phrasé harmonieux du style – et la qualité de la traduction – instillant une musique prenante, à la manière d’un impromptu de Schubert. Le lecteur s’y love et ne voudrait plus quitter le Café sans nom

L’histoire commence à Vienne, à la fin de l’été 1966. Les stigmates de la guerre sont aussi marquants que le désir de tourner la page et d’aborder avec enthousiasme aux rives de la modernité et du confort. Dans un quartier populaire, non loin du Prater et de sa célèbre grande roue, Robert Simon vit calmement de petits boulots. De nature serviable et placide, ce trentenaire est apprécié des commerçants du marché, où il donne un coup de main, comme de ses voisins ou de sa logeuse, une veuve de guerre.

Sans qu’il en formule explicitement le vœu, le voici qui décide de reprendre un café abandonné. À force de courage et de ténacité, apprenant le métier sur le tas, fort d’une empathie profonde à défaut d’être démonstrative, Robert remet les lieux à flot, engage une « seconde » tout aussi attentive prénommée Mila, crée entre salle et terrasse un lieu de convivialité, de repos et d’oubli. Le temps d’une bière et d’une tartine de saindoux dûment accompagnée de cornichons.

Oscillant entre le point de vue de son doux héros et celui de ses clients, Robert Seethaler brosse le tableau d’une ville basculant dans un nouveau monde, dont certains feront leur miel tandis que d’autres se retrouveront saisis de vertige ou resteront sur le bas-côté. « Le métro va être construit, la cathédrale Saint-Étienne va devenir un terminus, et le Bon Dieu se voile la face en regardant ailleurs (…) On dit que le tramway va bientôt circuler sans contrôleur. De la folie pure. D’un autre côté, les contrôleurs sont tous antipathiques… »Mois après mois, année après année, le Café sans nom – par modestie, son nouveau propriétaire n’a pas voulu lui donner le sien – prospère tranquillement et pourrait, à l’image d’autres hauts lieux viennois, devenir une institution. Mais la spéculation immobilière en décide autrement et Robert Simon devra rendre les clefs. En hommage aux piliers de son comptoir, à ses amis du quartier, à la si fidèle Mila, il organise une « grande fête d’adieu », point d’orgue de cette aventure humaine banale et exceptionnelle. Fleurs de papier parfumé et confettis, bougies et boissons en quantité, musique et tenues des grands jours… l’événement scintille à la mesure de l’affection pudique que proposait sans le dire la carte du Café sans nom. « C’était exactement comme je me l’étais imaginé », dit Mila. Elle avait ôté son tablier et laissait son regard errer dans la pièce. « Ils étaient si beaux, tous. » D’une beauté qui s’ignore et n’en rayonne que davantage.