LA NOUVELLE QUINZAINE LITTÉRAIRE, Norbert Czarny, mercredi 16 septembre 2015


« Le fleuve Mendelssohn »

« C’est l’histoire d’une famille née aux confins de l’Allemagne et de la Pologne, dans la misère que connaissait la communauté juive. Cette famille des Mendelssohn a donné Moses, philosophe autodidacte, adepte des Lumières et traducteur en allemand de la Torah, ami de Lessing dont il fut le modèle pour Nathan le Sage. Elle est aussi la famille du compositeur Felix Mendelssohn-Bartholdy. Mais on ne compte pas les membres qui sont issus de cet arbre immense. Diane Meur, en un roman qui mêle les genres et les tons, multipliant les anecdotes, les portraits et les scènes, raconte les Mendelssohn, sept cent soixante-cinq histoires, écrit-elle. Elle-même devient un personnage du livre, puisque La Carte des Mendelssohn est aussi le roman d’une recherche et, pour jouer sur les mots, la recherche d’un roman.

Lire l’entretien de Norbert Czarny avec Diane Meur
Norbert Czarny :
Une question très naïve pour commencer : pourquoi avez-vous choisi les Mendelssohn et non, par exemple, les Monod, que vous évoquez page 300 ?
Diane Meur : À vrai dire, je n’ai pas conçu le projet d’écrire l’histoire d’une grande famille avant d’en choisir une en particulier. C’est en m’intéressant au lien de parenté entre Moses le philosophe et son petit-fils Felix que j’ai découvert peu à peu l’ampleur du réseau familial dans lequel ils s’inscrivaient. Dès lors, ma fascination pour cette structure réticulaire, voire tentaculaire, a pris le pas sur le reste : je n’ai pas pu résister au défi narratif qu’elle représentait. […]
N. C. : Ce roman est constamment pris dans une contrainte, voire une contradiction, celle de la chronologie et de l’aléatoire : vous suivez le fil du temps mais vous faites des rencontres et des découvertes qui bouleversent cette trame. Comment avez-vous vécu cette contrainte ?
D. M. : Avec euphorie ! Car c’est notre lot dans la vie même, n’est-ce pas ? Le temps suit son cours, mais nous ne savons jamais à l’avance ce qu’il va nous apporter. D’un autre côté, c’était déstabilisant de mêler à ce point l’écriture et la vie. Un exercice où il fallait renoncer à tenir les rênes et à garder le contrôle.
N. C. : Ce roman, comme vous l’écrivez page 143, c’est aussi le vôtre : celui de votre recherche, celui du personnage que vous êtes. Est-ce que le roman est terminé ? Le personnage a-t-il évolué ?
D. M. : Le personnage a beaucoup changé, j’entends par là que je me sens maintenant autre. Parvenue à une sorte de libération et d’allègement dont, obnubilée par ma tâche, je n’avais pas conscience en écrivant. C’est en ce sens qu’on peut déclarer le roman terminé – car l’histoire des Mendelssohn, elle, est loin de l’être. Les descendants de Moses sont aujourd’hui des centaines de par le monde et, si j’ai pu me résoudre à une fin, c’est parce que j’étais arrivée, moi, au terme d’un parcours. […]
N. C. : Quel sens, quelle extension, donnez-vous à ce terme générique de « roman » ?
D. M. : Le genre du roman a eu dès l’origine une grande plasticité, une capacité à se nourrir de tous les autres, qui explique sans doute un succès si durable. Quand je pense à Jacques le Fataliste ou à Tristram Shandy, je n’ai pas l’impression d’être allée tellement plus loin dans le bouleversement du genre… L’aspect de montage ou de collage qui est présent dans La Carte (citations, documents, journaux) n’est pas non plus étranger à la tradition romanesque. C’est un genre protéiforme. Le seul critère indispensable, je crois, c’est qu’on emmène le lecteur quelque part avec soi, à côté de soi – au lieu de faire agir des personnages en face de lui, comme par exemple au théâtre.
N. C. : La Carte des Mendelssohn met en question ce que nous croyons ou voulons croire au sujet des origines et des filiations. Quelle portée « politique » (au sens très général du terme) cela a-t-il selon vous ?
D. M. : La référence aux origines et aux « racines » est quelque chose qui m’a toujours mise à mal à l’aise, car elle repose au fond sur un schéma théologique, créationniste. En fait de racines, si vous comptez arithmétiquement vos ascendants directs, vous arrivez en plein Moyen Âge à un chiffre bien supérieur à la population mondiale de l’époque, ce qui fait perdre tout sens à l’exercice. Plutôt que de nous replier sur nos origines (supposées), je trouve que nous gagnerions à renouer avec l’universalisme des Lumières. Il avait ses points aveugles, mais reste porteur d’une valeur précieuse et trop négligée aujourd’hui : la solidarité. »