LA TRIBUNE DU DIMANCHE, Anne-Laure Walter, dimanche 12 mai 2024


Des traces et des fantômes

Après deux essais sur les mathématiques, Yasmina Liassine se risque, comme souvent dans un premier roman, sur le chemin des origines. Sa narratrice a grandi en Algérie et fait partie de ces enfants nés après la guerre d’indépendance, issus d’un mariage algéro-français, la partie algérienne étant toujours masculine. La partie européenne toujours féminine raconte-t-elle. Alors que les pieds-noirs ont dû partir, ses parents s’installent dans ce pays en pleine construction.
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Avec une grande maîtrise, la primo-romancière transforme le dédale de son parcours intime en un tableau pointilliste des relations franco-algériennes. Le roman est écrit par touches : des histoires de vies, souvent tristes, faites d’espoirs déçus. Celles des Mauricette, Suzanne, Odette ou Simone. « Toutes ces femmes qui, depuis l’intérieur des maisons, tissaient les liens qui manquaient à l’histoire officielle ». La beauté de ce texte tient dans sa façon, hypersensible, de saisir les traces et les fantômes. Ce sont ces livres de recettes abandonnés qui font que sa tante Anissa honore toujours ses invités de makrouts et d’une tarte au citron meringuée. D’improbables ancolies plantées par une ancienne propriétaire qui venait peut-être des Alpes.  Des dindes laissées par une voisine pied-noir lors de son départ précipité, ces «oiseaux des Français » car consommés à Noël, qui suscitent la méfiance et la curiosité d’Anissa. Au fond, écrit Yasmina Liassine, « les seules choses qui  n’ont pas totalement migré, ce sont les pierres, les plantes et les animaux. »