- Livre : Le Café sans nom
- Auteur : Robert SEETHALER
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- Revue de presse
L’ALSACE, Jacques Lindecker, samedi 9 septembre 2023
L’homme sans qualités ?
1966, Vienne, la capitale autrichienne sort enfin de la poussière de l’après-guerre. Robert Simon y trouve l’occasion d’ouvrir son café, un rêve pour cet homme si simple, si pudique. Robert Seethaler, bouleversant, raconte ce héros ordinaire, et cette ville extraordinaire.
Dès l’ouverture du Café sans nom, des clients, il y en eut rapidement, déboulant notamment du marché voisin. Mais l’hiver venu, et en outre très rigoureux, plus un chat, ou quasiment. « Trop froid. Trop de neige. Trop dur. Qu’est-ce que j’en sais » se lasse Robert Simon, le patron. Jusqu’à ce qu’une habituée, une veuve de guerre, lui conseille de préparer du punch, « un hiver sans punch n’est pas un hiver digne de ce nom ». Ce punch, on l’appellerait vin chaud par chez nous. Et ce punch agrémenté d’une tartine de saindoux à l’oignon saupoudrée de paprika, « que les clients appelaient un autrichien », fit affluer les frileux affamés.
Simon avait gagné son pari. Cet homme à tout faire du marché – une vie de dur labeur pendant sept ans – avait créé, et c’était un succès, ce café qui devait être son rêve, mais sait-on si cet homme si simple, si engoncé dans l’expression de ses sentiments, rêvait ? « C’était un homme sec, aux bras nerveux et aux longues jambes minces. Son visage était tanné par le travail en plein air, ses cheveux blond cendré retombaient en désordre sur son front. Ses mains étaient grandes, constellées de cicatrices […]. Ses yeux étaient bleus. La seule chose qui fut vraiment belle chez lui. » Simon qui n’avait guère passé de temps à l’école, avait perdu très tôt son père (au front) et sa mère (d’une septicémie contractée en nettoyant des clous rouillés), avait grandi en orphelinat, s’échinait à quinze ans à des travaux lourds, avait eu le talent de sentir venir le vent d’une époque nouvelle.
1966-1976
1966. Vienne se dégageait enfin et totalement des dommages de la guerre, « du bourbier du passé allait émerger un avenir radieux. » Et Simon s’était débrouillé pour se construire, sans prétention mais avec une certaine obstination, sa place : aux commandes de son propre café. Pour cela, il avait dû affronter « l’inconnu, toutes les difficultés et les obstacles qui l’attendaient, l’adieu à l’insouciance de la jeunesse. » Mais à présent, en compagnie de Mila, « une fille de la campagne petite et ronde », sa serveuse qui n’avait pas eu non plus une vie facile et menait aujourd’hui une histoire d’amour improbable avec unn catcheur à la dérive, il menait sa barque, entre hauts (on aimait y être et y revenir, dans son café) et bas (trois doigts perdus dans l’explosion de la chaudière).
Robert Seethaler distille au gré des saisons, sur une décennie, de 1966 à 1976 (jusqu’à la fermeture du café pour cause d’expropriation de l’immeuble), l’aventure si peu spectaculaire d’une ombre d’homme, jamais de colère, parfois une tristesse qui ne dit pas son nom, et une immense générosité. Un héros à la Seethaler, taiseux et bouleversant. La galerie des fidèles et des clients est épatante, entre commères, pauvres hères, gens de bien ou filles faciles/impossibles. Comme si chacun d’entre eux venait se soulager ici, le temps d’un thé ou d’une (plusieurs, plutôt) bière, du fardeau de son quotidien. Le Café sans nom est un havre de paix. Un café philo, si l’on tient ainsi les brèves de comptoir savoureuses servies par l’auteur (« Mieux vaut friser l’imbécilité que l’amertume»).
Nous connaissons depuis longtemps la Vienne du Café dans nom. À un demi-siècle de distance, Robert Simon rappelle, par sa difficulté à donner un sens à la vie et au réel qui l’entoure –, Ulrich, le héros de 1913 de L’Homme sans qualités de Robert Musil. L’atmosphère dégagée par Robert Seethaler évoque également furieusement Stefan Zweig. Ces rues entre mélancolie et sens de la fête, ces habitants entre conservatisme crasse et mouvement perpétuel. Une Vienne toujours d’actualité, le quartier de Karmelitermarkt – décor du roman, au pied du Prater, certes devenu très bobo, reste un bonheur à parcourir. Le Café sans nom sera notre guide.