LE DEVOIR, Gilles Archambault, samedi 8 et dimanche 9 mars 2014


« Edna O’Brien ou l’impossible sérénité »

« Comment illustrer la volonté de libération d’une partie du peuple irlandais alors que le pays scindé en deux par des intérêts – aussi politiques que religieux – divergents avait été la scène d’affrontements sanglants ? Il fallait d’autant plus de courage de la part de la romancière qu’elle publiait son livre dans le pays oppresseur, la Grande-Bretagne, où se trouvait une bonne partie du public lecteur. Et qu’il ne s’agissait en rien d’une révolution dite tranquille […]. Mais d’une vraie rébellion, organisée, fertile en événements tragiques.

L’action du roman se déroule dans un coin perdu de l’Irlande du Sud. Une vieille dame, Josie, vit seule dans une maison déglinguée. Une fois par semaine, on lui livre des victuailles. Pas question pour elle de bouger. Tout autour, que de la désolation, les murs sont crasseux, pleins de lézardes. Elle a tout loisir de songer à sa vie, à ce premier mari, brute alcoolique, plus intéressé à la chasse et aux beuveries qu’à l’aimer. Passant ses journées alitée, ne réussissant qu’avec peine à quitter sa couche, elle revoit son passé avec une belle ferveur. Tout s’est déjà déroulé. Et mal. La vie n’est vraiment pas ressentie par elle comme un enchantement.

Un jour, elle s’aperçoit qu’un intrus a forcé sa porte. Elle est à l’étage, inquiète, mais non apeurée. Elle ne tarde pas à apprendre qu’il s’agit d’un jeune homme de l’IRA en cavale. McGreevy est recherché pour meurtre. Josie ne croit vraiment pas qu’il soit raisonnable de mettre le pays à feu et à sang pour se libérer du joug anglais. Elle en a tellement vu toutefois tout au long de sa vie qu’elle ne se refuse pas à converser avec son visiteur.

Il faut dire que McGreevy n’a en rien l’apparence d’un tueur. Doux même, plein d’attentions pour elle. Chercher à le convaincre de l’inutilité de son engagement, il n’en est pas question. Elle est passée de l’autre côté des choses. Elle se contente d’apprivoiser sa présence. Elle ne fait rien non plus pour le dénoncer à des voisins ou à ce fournisseur qui, une fois par semaine, lui livre de quoi survivre. Pas question de donner des indices de nature à compromettre celui qui chaque jour lui est moins inconnu.

Le soldat de l’armée républicaine ne la convainc pas de la justesse de sa cause, mais il lui apporte une qualité de présence qu’elle n’a pas connue. S’il devient violent, se dit-elle, il lui aura au moins apporté pendant quelques jours cette chaleur que la vie lui a refusée. Il serait en quelque sorte un fils.

Pendant que les deux fraternisent de cette étrange façon, les forces de l’ordre, ainsi qu’on le dit légèrement, ont acquis la certitude que McGreevy ne peut être ailleurs que dans cette vieille demeure. Edna O’Brien recrée de cette façon fort convaincante le monde d’exécutants au service d’une idée de la justice, des personnes accomplissant un travail tout simplement.

Que valent les idées, les convictions les plus profondes ? La romancière nous dit aux dernières pages qu’on ne peut prendre la terre d’un peuple. Mais elle ajoute que le même sang et les mêmes larmes coulent de l’ennemi comme de soi, bien que pas toujours dans les mêmes proportions. Mais il faut pénétrer jusqu’au cœur de la haine et de l’injustice, y boire, y être bu.

Pour Edna O’Brien, et c’est la dernière phrase du roman, cette connaissance, l’être humain doit l’acquérir. On ne peut que le souhaiter. Une chose est certaine, ce roman qui n’apporte aucune solution aux problèmes politiques qu’il soulève, et on ne songerait pas à le déplorer, est une ardente dénonciation de l’injustice. Un beau roman. »