- Livre : Les Petites Chaises rouges
- Auteur : Edna O'BRIEN
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- Revue de presse
LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 23 septembre 2016
« Une rédemption »
« Une Irlandaise se révèle après avoir été séduite et trompée par un criminel de guerre serbe en fuite. Les Petites Chaises rouges est un splendide roman sur le mensonge et l’innocence.
On aurait dit une longue rivière de sang. Le 6 avril 2012, pour commémorer les vingt ans du siège de Sarajevo, des milliers de chaises rouges ont été alignées, les unes derrière les autres, dans la grand-rue de la capitale bosniaque. 11 541 « sièges » – c’est étrange comme les mots et les choses parfois coïncident –, soit un par victime, avec 643 petites chaises vides pour symboliser les enfants morts. Un grand ruban macabre.
C’est à cette image terrible que renvoie le titre du nouveau – et splendide – roman d’Edna O’Brien. On s’étonne un peu tout d’abord. N’est-il pas surprenant que cette très grande et très irlandaise romancière – qui a ravi des générations avec ses Filles de la campagne (1960 ; Fayard, 1988), son essai sur James Joyce (Fides, 2001) ou ses propres mémoires (Fille de la campagne, Sabine Wespieser, 2013) –, n’est-il pas surprenant donc, qu’Edna O’Brien s’intéresse soudain à la guerre de Bosnie ? Et à la figure de son triste héros, Radovan Karadzic, le « boucher de Sarajevo » ?
Pas vraiment. Car loin d’une « exofiction » dans l’air du temps, l’écrivaine fait de cette histoire un roman véritable. Un conte bien à elle, une tragédie féminine, qu’elle ancre loin des Balkans, dans un trou perdu d’Irlande. C’est là, dans l’unique pub du coin, que s’ouvre le récit. Un inconnu est penché sur son brandy. Un drôle de type. Barbe énorme, chevelure de neige. Avec son long manteau noir et ses gants qu’il retire doigt par doigt, regardant à l’entour d’un air gêné, comme s’il était observé, il fait penser à un moine. Ou à un saint.
Plus tard, dans le village, on se souviendra qu’à son arrivée les chiens hurlaient à la mort. Comme si le tonnerre approchait. Mais pour l’instant, Vladimir Dragan fascine. Il vient du Monténégro et excelle dans les soins holistiques. C’est du moins ce qu’il dit. Il se fait expédier des herbes de Chine. Des potions qui sentent la bouse de vache. Moyennant quoi, il fait des miracles. Bientôt, on se presse dans son cabinet. En particulier la jolie Fidelma, qui se languit dans son couple et désespère d’avoir un jour un enfant.
Jusqu’alors, l’histoire de Dragan reflète parfaitement celle de Karadzic. Lorsque, après la guerre en ex-Yougoslavie, ce dernier – qui est à l’origine psychiatre et poète – s’est tranquillement « réincarné » en un certain Dragan Dabic, spécialiste de médecine alternative. Caché sous une barbe foisonnante et des cheveux blancs remontés en chignon sur le haut de son crâne, le bon docteur Dabic donnait des conférences épatantes. Il écrivait des articles dans Zdrat Zivot (« La vie saine »). Il était adulé par maintes familles serbes ! Tout cela a duré douze ans…
Mais le parallèle s’arrête là. Car ce qui intéresse avant tout O’Brien, c’est le destin de Fidelma. Comme on pouvait s’y attendre, cette « country girl » un peu candide est tombée dans la gueule du loup déguisé en agneau. Histoire d’amour, début d’une grossesse tant désirée : l’idylle s’interrompt pourtant quand Dragan est arrêté. Fidelma découvre qu’il est inculpé pour génocide, nettoyage ethnique, torture et massacres – celui des 8 000 Bosniaques musulmans de Srebrenica notamment. À ce moment, Edna O’Brien congédie le réel et le « vrai roman » commence. Celui d’une femme qui a trompé et s’est trompée. Une femme qui, bien que « déchue » aux yeux de tous dans un pays catholique très conservateur, va chercher par tous les moyens à dépasser sa honte et sa culpabilité.
Le livre, au fond, pourrait se résumer à ses interrogations. Que se passe-t-il quand l’Innocence rencontre le Mal absolu ? Doit-on faire confiance ou se méfier ? Et quelle est la meilleure manière de vivre avec l’Autre lorsqu’on a compris qu’il demeurera à jamais une énigme ? La grande force de Fidelma, c’est ça. Se dire qu’elle n’aura peut-être pas les réponses. Mais que cela n’empêche pas de se poser les questions… À Londres, où elle a échoué parmi les migrants et les sans-papiers, elle fait des ménages, nettoie la crotte dans un chenil. Chaque tableau d’elle est comme une station sur un chemin de croix. Pourtant, elle ne lâche pas. Elle a la rage au ventre. Ce chien sanguinaire. Cet enfant qu’elle n’aura jamais… Elle ne supporte plus la douceur d’une fleur. J’aimerais que tu aies été fou, mais tu n’es pas fou, dira-t-elle à Dragan. Elle veut se retrouver. Et elle se retrouvera… devant lui, le monstre, quand son procès, enfin, s’ouvrira à La Haye.
Montrer sans démontrer. C’est ce que font tous les bons livres. Regardez la Bible, disait Isaac Bashevis Singer. On ne vous explique pas ce que les gens pensent. Vous les voyez agir… Edna O’Brien sait cela mieux que personne. Elle n’analyse pas, elle accumule. Les faits, les notations, les couleurs, les détails.
N’interprétant pas ou à peine. N’insistant jamais sur les métaphores. Titillant sans cesse l’imagination mais respectant scrupuleusement la liberté du lecteur. Au fil des pages, le miracle se produit. Comme devant une peinture pointilliste. On recule de trois pas et l’image saute aux yeux. A Portrait of a Lady. Un profil de femme. Contemporaine et sans âge. Aussi forte qu’Iphigénie. Aussi déterminée qu’Antigone. Mythique déjà. Inoubliable. »