LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 24 janvier 2014


« Rencontre : Au Vietnam, l’homosexualité reste un tabou »

« Duong Thu Huong – dont le nom signifie soleil et le prénom essence d’automne – se tient bien droite entre une photo de rizières et une vue imprenable sur les tours de Tolbiac. Etonnant comme cette femme de 66 ans ne fait pas son âge. Comme les épreuves semblent avoir glissé sur son visage. Elle a pourtant connu la guerre du Vietnam (la lutte contre l’envahisseur américain), le combat pour la démocratie (sa guerre à elle contre le régime de Hanoï), un mariage malheureux (qui explique son goût pour la solitude), la prison, l’exil… Elle semble considérer tout ça avec un curieux mélange de conviction et de distance. Oui, dit-elle. Cela fait trente ans que je lutte… J’ai été “la fille bien aimée du Parti” avant de devenir l’“ennemie du peuple”. Cela forme une habitude. Elle dit cela dans sa langue, un peu comme elle aurait dit : Cela forge le caractère.

Le caractère, elle l’a bien trempé et double, Dong Thu Huong. D’un côté la lutteuse de l’ombre, celle qui, depuis son repaire parisien, envoie au pays tracts, pamphlets et essais politiques. De l’autre, la romancière reconnue. Deux territoires, comme deux hémisphères cérébraux. Deux vies qui, sans doute, se nourrissent l’une de l’autre mais ne se mélangent pas. Duong cloisonne, comme une clandestine. La lutte est l’expression de ma responsabilité envers mon peuple. Tandis que la littérature est mon domaine à moi.

Nous pénétrons sur ses terres réservées avec Les Collines d’eucalyptus, une plongée envoûtante et pleine de poésie dans le Vietnam des années 1980. Qu’est-ce qui lui a inspiré l’histoire du jeune Thanh, ce fils modèle dont le destin bascule lorsqu’il découvre son homosexualité ? Un jour, mon neveu s’est enfui de chez lui, et sa famille m’a demandé de le retrouver, raconte-t-elle. Comme j’en étais incapable et que je me sentais coupable, j’ai écrit ce roman. Après Sanctuaire du cœur, où j’envisage une autre réponse, mon hypothèse ici est qu’il était homosexuel et, comme Thanh, prisonnier de son homosexualité. Dans un village vietnamien, lorsqu’une famille a un enfant homosexuel, on fait semblant de l’ignorer, mais le jeune doit partir. Les bouddhistes pensent certes que “tout le monde a le sang rouge et les larmes salées”, mais l’homosexualité reste un tabou.

Le poids de la tradition, Duong l’a beaucoup développé dans ses livres. Ce qui est particulièrement sensible ici, en revanche, c’est à quel point le roman est imprégné de mystère et d’invisible. Thanh n’est pas seulement tombé amoureux de Phu Vuong, il est sous son emprise. Et l’odieux Phu Vuong va le manipuler jusqu’à l’irréparable. Duong parle du destin qui distribue si injustement les cartes entre les naïfs et les roués, et des terreaux où le mal s’enracine. […]

Elle rit comme un esprit libre qui ne s’interdit aucune source d’inspiration. Au Vietnam, avant de devenir l’“ennemie du peuple”, j’ai été cinéaste. J’ai observé les autres s’aimer, s’insulter, se manipuler, se haïr, se tuer. J’adore les faits divers. Elle fouille dans un placard et sort une pile de Détective. Je lis régulièrement ce magazine. Je fais des comparaisons entre pays pauvres et développés. Je m’aperçois qu’on tue presque partout pour les mêmes raisons.

Lesquelles ? Le lecteur le saura en la lisant. Il s’apercevra aussi que les chemins de l’universel peuvent passer en effet par l’irrationnel, par Bouddha et par Détective. Qu’ils vous révèlent des paysages inattendus et magnifiques. Et qu’en plus, ils embaument l’eucalyptus. »