LE MONDE DES LIVRES, Violaine Morin, vendredi 15 janvier 2016


« Histoire d’un livre : Une troublante ressemblance »

« « L’autre Joseph » est une légende, un mythe familial qu’on se transmet en riant, en murmurant, ou en affirmant qu’on s’en moque. La photo de Joseph Davrichachvili (dit Davrichewy), cet arrière-grand-père que personne n’a vraiment connu, disparu en 1975, trône quelque part dans un appartement parisien du clan géorgien dont Kéthévane Davrichewy est l’une des filles. C’est vrai qu’il ressemble à Joseph Djougachvili, dit Staline, non loin duquel il a grandi, et que les hommes de la famille, y compris les fils de 20 ans aujourd’hui, ont de lui un petit air. Un petit air de l’enfant des montagnes géorgiennes devenu l’un des dictateurs les plus redoutés de l’histoire contemporaine. D’après ses biographes, parmi les trois géniteurs potentiels de Staline, figure Damiané, père de cet autre Joseph, l’aïeul de la famille Davrichewy. Révolutionnaire et bandit, ce Joseph est devenu, après son exil en France, aviateur et agent secret. […]
L’écrivaine commence alors à enquêter sur Joseph, ce personnage extraordinaire qu’aucun des membres vivants de sa famille n’a jamais vu. La dernière personne qui l’ait vraiment côtoyé, son fils, Serge Davri, est mort quelques années auparavant. Ne restent que quelques archives, les souvenirs des amis, des oncles et des tantes « qui ont connu ceux qui l’ont connu », et les mémoires de Joseph, Ah ! Ce qu’on rigolait bien avec mon copain Staline (Jean-Claude Simoën, 1979). Deux enquêtes parallèles commencent. La première, historique, pour « s’autoriser » elle-même à raconter un pan de l’histoire déjà fortement jalonné. […]
Une fois les bases historiques posées, elle s’en éloigne, suivant un deuxième fil, celui de l’histoire familiale, sensible et personnel. Elle rassemble des lettres, des photos, des archives consignées soigneusement par quelques personnes qui ont connu les fils de Joseph, mais aussi avec l’aide précieuse d’un historien, descendant de Marthe Richard, aviatrice et agent secret comme Joseph, et qui fut probablement son amante.
Mais, à mesure que ses recherches avancent, Kéthévane Davrichewy sent que Joseph lui échappe. Comme tous les mythes, il se dérobe dans les réappropriations par chacun des membres de la famille. Ses traits se contredisent selon les souvenirs. Pour certains, Joseph était un écorché vif, rongé toute sa vie par la solitude. Pour d’autres, un monstre qui a abandonné les siens. D’autres encore pensent qu’il aurait voulu ainsi les protéger… « Il est devenu impossible de réconcilier toutes les versions de l’histoire, raconte l’auteure. J’ai décidé d’en faire ce que je voulais. » Joseph devient un personnage de roman. La fiction permet de restituer la Géorgie mythique de l’enfance, que Joseph décrit avec un lyrisme « frôlant la sensiblerie » dans ses mémoires. Son arrière-petite-fille offre une image vivante de cette communauté soudée par une morale clanique et une entraide indéfectible. Ce monde de chants et de légendes suivra Staline, malgré lui, par l’accent géorgien dont il ne se débarrassera jamais vraiment. […]
Mais le détour par la fiction lui permet également « d’éviter les zones d’ombre », les mystères que le livre ne résout pas, au premier rang desquels la cruauté avec laquelle Staline a traité ses camarades géorgiens et sa région d’origine, une fois à la tête de l’empire soviétique. […]
Moins une quête de la vérité qu’un voyage intime dans la géographie affective de la famille de son auteure, L’Autre Joseph n’aurait pas pu être une biographie. Par son enquête, Kéthévane Davrichewy veut retrouver la justesse de sa propre histoire, celle de son père, disparu il y a dix ans, dont elle avoue avoir prêté des traits au Joseph du roman. « Dans mon livre, ils ont en commun un tempérament taiseux, anxieux, la certitude de n’avoir jamais gagné l’amour de leur père. » Son premier roman, La Mer Noire, s’inspirait d’une part de l’histoire familiale qu’elle a bien mieux connue, celle de sa mère. L’Autre Joseph est le livre du père. Car c’est bien le deuil de celui-ci qui se joue dans cette enquête intime, au cours de laquelle l’écrivaine dit avoir pleuré cette disparition pour la première fois. »