LE TEMPS, Éléonore Sulser, samedi 6 novembre 2021


« Milwaukee Blues, c’est le titre d’une chanson de hobo signée Charlie Poole, c’est aussi celui d’un roman très musical de l’écrivain haïtien Louis-Philippe Dalembert. Musical parce que l’auteur a le sens du rythme et que jamais il ne laisse retomber la mélodie, l’histoire qu’il déroule ; musical aussi parce que c’est un roman choral où des voix, l’une après l’autre, viennent raconter la vie et la mort d’un homme prénommé Emmett. Comme Emmett Till, venu passer les vacances d’été chez son oncle, dans le Mississippi, et qui fut kidnappé par des Blancs armés, torturé et assassiné, rappelle l’un des personnages de Milwaukee Blues.
Emmett ne renvoie pas seulement à la figure de l’adolescent sacrifié en 1955, mais aussi – sans qu’il soit nommé -à celle de George Floyd, mort le 25 mai 2020 à Minneapolis des suites de violences policières. Le héros de Louis-Philippe Dalembert connaît en effet un destin tragique identique : il meurt étouffé par un représentant de l’ordre, qui le maintient plaqué au sol avec son genou, bien qu’il se plaigne de ne plus pouvoir respirer.
Milwaukee Blues est une œuvre d’imagination, bien qu’inspirée de drames réels, prévient d’entrée l’auteur. Ce dernier est passé maître dans l’art de se couler dans l’histoire, ou ici l’actualité, pour lui redonner vie, la transformer en récits chatoyants, parés de couleurs vives, réveillant les émotions, s’approchant de la fable, du mythe, de la saga. […]
Dans la fiction que déploie Milwaukee Blues, des personnages venus d’Haïti ou d’ailleurs croisent Emmett, héros né (et mort) du réel, de son enfance à son décès. Ces personnages élargissent l’horizon bien au-delà des quartiers noirs de la ville où Emmett a vu le jour, et où il est revenu pour souffrir et mourir après avoir vu s’évanouir ses rêves d’avenir. Autour de lui, des gens d’autres religions, d’autres lieux, d’autres pays, d’autres couleurs, d’autres classes se mêlent et agissent ensemble.
De l’épicier pakistanais qui ouvre le roman par un long lamento il se reproche d’avoir averti la police et entraîné la mort de son client , à Ma Robinson, ancienne gardienne de prison devenue pasteure, amie de la famille et officiante aux obsèques, en passant par Dan, le juif rasta, et Marie-Hélène, sa petite amie haïtienne, sans oublier, poètes, musiciens, sportifs, écrivains ou simples voisins des quartiers blancs ou noirs, qui tous racontent et convergent dans un hommage commun à Emmett. Ils chantent à leur manière ce Milwaukee Blues, geste tragique d’un homme ordinaire, attachant, et qui paya de sa vie sa pauvreté  et ses origines. »