LE TEMPS, Marie-Pierre Genecand, samedi 21 janvier 2023

La grâce au féminin pluriel

Avec Pleine et douce, la philosophe Camille Froidevaux-Metterie publie son premier roman de fiction. Sa galerie de femmes raconte la réalité avec autant d’acuité qu’une enquête. La preuve par six

Douze femmes. Puissantes ou non, admirables ou moins. Mais toutes le reflet d’une époque qui secoue les certitudes. Avec les portraits au « je » de Pleine et Douce, roman qui vient de paraître aux éditions Sabine Wespieser, Camille Froidevaux-Metterie offre une photographie sensible des possibles féminins à tout les âges de la vie – le livre s’ouvre avec Ève, six mois ! – et donne une formidable énergie.

Bien sûr, on préfère Colette à Nicole, Kenza à Corinne ou Manon à Charline. Les secondes, plus aigries ou plus blésées, éclairent des pans moins flatteur de la féminité. Mais c’est justement parce que l’autrice ose parler de ce qui fait mal que son ouvrage est fort. Viol, anorexie, cancer ou simplement ménopause corsée : Camille Froidevaux-Metterie rappelle dans ce roman que le corps des femmes est souvent meurtri. Immersion dans six stations.

Stéphanie, la mère téméraire
Stéphanie, 40 ans, cheffe de cuisine, chérit son célibat et veut un enfant seule. En Espagne, car sans partenaire (la France n’entrant pas en matière), elle tente une procréation médicalement assistée avec ses propres ovocytes fécondés par des « spermatozoïdes anonymes », mais après deux échecs, elle renonce à être la mère biologique du bébé. «  Voilà comment il s’est trouvé, un beau jour du mois de mars, un spermatozoïde anonyme a été introduit dans bel ovocyte lui aussi sans nom. Fusionnés puis démultipliés, ces gamètes incognito ont été transférés dans mon ventre impatient et j’ai commencé d’espérer. »

Neuf mois plus tard, Ève naît, «  fruit miraculeux de la rencontre fortuite de deux cellules offertes et d’un désir d’amour inouï. »

La démarche est insolite, l’épilogue ne l’est pas moins. Son meilleur ami Greg, gay et en couple, sera le père de Ève, «  un père sans statut, ni registre, un père intime ! »

Lucie, avocate adultère
C’est la sœur de Stéphanie. Épouse de Julien le nonchalant et mère de deux enfants, elle mène sa carrière d’avocate tambour battant. Et chérie aussi Alexandre en secret. Enfin, elle le subit plutôt. Car ce fringant collègue affectionne le sexe par écrans interposés et Lucie attend en vain de vrais ébats. Après plusieurs fausses joies, le jour J arrive enfin. A l’image de toutes sensations physiques du roman, Camille Froidevaux-Metterie excelle à décrire la montée du désir de cette femme en feu de faute.

« Dans le couloir qui me ramène à la salle d’audience, j’aperçois soudain Alexandre, je me liquéfie. (…) Je tente de faire comme si de rien quand la passion pulse dans mes veines jusque dans mon sexe humide. Toutes mes pensées se dissolvent, le désir me submerge. » Le rendez-vous donnera-t-il le résultat escompté ? Laissons le suspense entier, car le lire est aussi une affaire de désire.

Nicole, la patriarche acariâtre
Une Gorgone. Un monstre. Une plaie. Nicole, la mère de Laurence, Stéphanie et Lucie cumule tous les qualificatifs négatifs. C’est que la sexagénaire s’illustre dans l’invective. Tellement d’ailleurs qu’on en rit. On découvre la sénior aux urgences pour une vilaine chute. Elle dézingue tout. L’hôpital moche, le personnel en surpoids et pas sympa, son mari Jean trop lent ou ses filles ingrates, infichues d’être à ses côtés. Pourquoi tant de haine ? Parce que, ancienne beauté, Nicole ne supporte pas d’être zappée désormais.

« Quand on a été moche, on accepte cette inévitable dégradation. Mais pour celles qui, comme moi, ont été admirées, c’est un supplice, devoir s’effacer à la cinquantaine et disparaître pour de bon une fois la soixantaine venue. La double peine, c’est qu’on ne le nous pardonne pas. J’ai remarqué que, lorsqu’une actrice meurt, c’et une image d’elle jeune et rayonnante qui fait la une des journaux. » La Gorgone a raison. Le 17 janvier dernier, Le Temps a affiché une Gina Lollobrigida au sommet de sa jeunesse et de sa beauté.

Laurence, la quadra quittée
Amertume aussi, mais plus tempérée chez Laurence, 47 ans, l’ainée des filles de Nicole. Elle aussi subit les assauts de la vieillesse au fil d’une ménopause pénible – dans les cabines d’essayages des magasins, elle évite son reflet dans le miroir -, mais ce personnage accablé raconte surtout les affres de l’abandon amoureux, de la trahison. Après des décennies de service à la patrie famille, son mari l’a quittée pour une femme de 32 ans et Laurence s’impose le calvaire de traquer leur nouveau bonheur sur les réseaux sociaux. Elle ne voit plus rien d’autre que cette félicité qui l’offense, elle en fait son pain quotidien. Au point d’oublier ses deux filles dont l’ainée Charline, violée par un flirt qui tourne à l’agression, développe une grave anorexie. L’autre ne juge pas cette femme blessée, elle l’accompagne dans sa curée. C’est très beau.

Kenza, la « tumeur friendly »
Une tumeur, comme une noisette qu’on choie. Kenza, en couple avec Sophie, découvre qu’elle a un cancer du sein qui, au-delà de l’ablation de la tumeur, exigera un protocole lourd avec une radiothérapie et, sans doute, chimiothérapie. Pourtant, cette activiste LGBT refuse de considérer l’intruse comme une ennemie. Elle qui, à 20 ans, a décidé de ne plus porter de soutien-gorge, son « premier acte d’émancipation », choisit d’accueillir cette tumeur, comme « un condensé corporel, précipité de cellules qui forment une entité cohérente, presque un nouvel organe ».

L’idée derrière cette attitude ? « Peut-être la noisette restera-t-elle tranquille, à profiter de ce petit séjour confortablement installée en moi, sans développer de projet d’expansion. C’est ce que je lui dis chaque jour, d’apprécier le moment, de jouir de la chaleur constante qui l’enveloppe, de se balancer au rythme de mes pas. » Évidemment Kenza sait que la tumeur devra être délogée in fine, mais, dans l’immédiat, elle se tait « pour ne pas la braquer ». « Pour le moment, je lui parle comme si nous avions tout le temps. »

Colette, la senior bonne vivante
Colette, sœur de Nicole et son exact contraire. Ronde, amoureuse de la nature et des gens, vivant au sein d’une sororité dans le Berry, la septuagénaire sans maquillage, ni brushing est aussi épanouie que sa sœur est aigrie. Sa grande passion ? La cuisine. Un élan qui permet à Camille Froidevaux-Metterie de fesser le diktat de la minceur féminine : « J’aime manger, oui, j’aime cuisiner, j’ai de l’appétit, je suis grosse, et alors ? »

Le goût de Colette pour les fourneaux invite aussi l’autrice à égrener cueillettes et recettes enchantées. « Avant de rentrer, il faut que je cueille de quoi faire une belle salade pour ce soir, pissenlit, bourrache, lampasse, plantain, asperges sauvages et quelques violettes pour la couleur. Je ferais une vinaigrette au miel. , le tout parsemé de graines torréfiées. »

Quand elle sieste, Colette se caresse et quand arrive la fête d’Ève, le bébé de Stéphanie, elle se lance dans la confection de dragées divines à base d’amande bio. La senior est un eu perplexe face aux nouvelles éco-féministes « qui s’imaginent être les premières à révéler la puissance des femmes », mais se concentre surtout la beauté de la nature et « des fleurs qui éclatent ».