LES ÉCHOS, Philippe Chevilley, lundi 23 novembre 2015


« L’ivresse des cimes »

« Il n’a pas (encore) défrayé la chronique. Il n’a pas eu de prix. Pourtant Une vie entière, sorti en octobre, est un des plus jolis livres étrangers de cette rentrée littéraire. Signé de l’écrivain autrichien Robert Seethaler, également acteur et scénariste vivant à ­Berlin, il nous transporte sur les cimes d’une lointaine région alpine au siècle ­dernier (le vingtième…). En à peine plus de cent cinquante pages, on épouse la vie simple et rude d’Andreas Egger, montagnard costaud mais boiteux, qui ne quittera son village que huit années durant, pour combattre les Russes aux côtés de la Wehrmacht dans le Caucase.

Nonobstant cette parenthèse guerrière quasi somnambule, la vie d’Egger se résume à des souvenirs d’enfance douloureux (lorsque, orphelin, il est recueilli dans une ferme et que, battu par son père d’adoption, il a la jambe brisée) ; à des heures de labeur harassant (des travaux des champs à la construction d’un téléphérique), à une histoire d’amour tragique mais intense ; à la solitude de l’âge mur, rythmée par ses activités de guide.

Robert Seethaler nous offre à la fois un roman rural à l’ancienne, une chronique sociale presque ethnologique et une fable existentielle. Son héros ne se sent vraiment lui-même qu’à l’abri de ses montagnes. Il aime les aubes froides et enneigées, les couchers de soleil sublimes. Mais il ne mythifie pas pour autant la mère nature. Il sait combien elle est capricieuse… et qu’elle peut prodiguer autant de bienfaits que de fléaux – c’est une avalanche qui lui a ravi sa femme. Mais dans ces hauteurs, comme elle paraît loin et floue la grande Histoire… et comme apparaît petit le destin d’un homme, de son arrivée dans la vallée jusqu’à son départ vers l’au-delà, dans les bras de la « Femme froide » – la Camarde portant vêtements d’hiver.

Andreas Egger n’est pas un intellectuel, mais il a l’âme d’un poète. Le cadeau flamboyant qu’il offre à son amoureuse pour la demander en mariage est plus beau qu’une rivière de diamants. Et l’on vibre avec lui lorsqu’il s’étend sur le sol, et qu’il sent la montagne respirer sous son corps endolori. Roman élégant mais économe, presque taiseux dans sa concision, Une vie entière semble écrit dans l’encre bleu foncé des torrents. Ce livre simple et juste enchante et nous élève, il nous fait sentir enfant du ciel et de la terre.

Si la poésie peut redonner un peu de sens au monde… On en a bien besoin. »