L’HUMANITÉ, Muriel Steinmetz, jeudi 12 octobre 2023


Le romancier autrichien Robert Seethaler excelle à décrire l’humanité familière d’un bistrot viennois populaire où, à l’évidence, on ne valse pas tous les jours.

Les romans de l’Autrichien Robert Seethaler s’inscrivent dans un temps révolu. Avec le Champ (2020), il imaginait que les morts d’un village du siècle passé parlaient sous terre, ce qu’ils avaient à dire n’étant pas réjouissant. Cette fois, il choisit un café, lieu propice à rendre compte de l’agitation sociale. On est loin du luxueux café viennois, haut lieu de culture.

Le Café sans nom est sans prétention. Il est situé dans un quartier populaire de Vienne, entre 1966 (année de naissance de l’auteur) et 1976. La rue du Vieux-Marché où se trouve l’établissement est poussiéreuse l’été, humide l’hiver.

À la toute fin du livre, le tramway sillonne le boulevard tout proche, avec son « grondement constant », tandis que le métro, et son lot de découvertes (« À Vienne, on compte autant de têtes de mort que de pavés »), l’éventre consciencieusement. Aux premières pages, en revanche, il arrive qu’une petite dame jardine dans les cratères laissés par les bombes (« ses tomates n’ont rien donné, mais les salades étaient bonnes »).

Des propos sans guillemets, de type brèves de comptoir, parsèment les pages du livre qui s’étire à hauteur de bar, dans les effluves de kirsch, de punch et de bière. Robert Simon, 31 ans, « bras nerveux », cheveux « blond cendré », est le gérant du Café sans nom. C’est un homme quelconque, plutôt sympathique et bosseur. Ses yeux bleus sont sans doute « la seule chose qui fût vraiment belle chez lui ».

Sous son regard passent chaque jour des employés, des ouvriers de l’équipe du matin, l’après-midi les marchands, une aide-couturière, une veuve de guerre, un catcheur, une crémière, un retraité de la compagnie de gaz doté d’un œil de verre (blessure de guerre) qu’il « extirpait parfois de son orbite après quatre ou cinq bières, pour le faire rouler sur la table ».

On compte aussi un boucher, nanti d’une épouse neurasthénique toujours enceinte, et quelques oiseaux de passage. Le lecteur n’a plus qu’à tendre l’oreille : propos de bistrot, saillies à l’emporte-pièce. Exemples : « On est à Vienne où quelqu’un de gentil, c’est tout de suite suspect » et « Un homme n’a pas à être beau », ou encore « Au début, mon mari sentait le pain frais. Je croyais que ça durerait toujours. »

Pas de politique, peu d’information, rien que du subjectif. Robert Seethaler n’a pas son pareil pour croquer ses personnages en deux lignes. Une femme a « le col taché, la peau qui sèche aux tempes, et ces serpentins bleus qui lui remontent des chevilles aux genoux et sûrement au-delà ».

Un vrai peintre, Robert Seethaler ! Le café apparaît sous tous ses aspects : animé ou désert. Le temps s’y écoule avec ses furtifs indices de présence : arrivée d’immigrés yougoslaves et turcs. On en dit : « Tant qu’ils ne nous ôtent pas le pain de la bouche… » La communauté vériste du romancier vit donc sous nos yeux avec une évidence irréfutable.