L’HUMANITÉ, Muriel Steinmetz, jeudi 23 septembre 2021


« Victime de la “grosse machine à illusions”

C’est du côté des broyés du rêve américain que se penche Louis-Philippe Dalembert, dans un roman choral sur l’assassinat “légal” d’un jeune Noir.

[…] Le gosse tâte du ballon avec talent. Ascension fulgurante, université, bourse… La collectivité mouvante des témoins dessine des bouts de ce qu’il fut : gestes essentiels, bribes de caractère, perspective écrasée par les empêchements. L’ensemble redessine le poids de l’histoire dans son destin. Le coach noir dépeint “ce petit gars d’un ghetto noir de Milwaukee, élevé dans la foi pentecôtiste, catapulté dans un univers de Blancs catholiques issus des classes moyennes aisées”. On sent du dedans l’ado de 1,92 m, 110 kg, timide à l’excès, qui va peu à peu libérer “l’énergie négative accumulée”. Il voit l’appétit des agents à l’affut de joueurs charismatiques, et les étudiantes blanches en chasse au “meal ticket”, ces étudiants-athlètes. Le coach le met en garde contre la menace, “dans ce pays, pour des hommes comme nous”, et témoigne de sa chute, sans diplôme, après deux blessures, du côté des broyés du rêve américain, cette “grosse machine à illusions”. Les jeunes femmes noires se moquent d’Emmett : “Celui-là, il ne peut pas s’en tenir aux frangines ? Dès qu’ils ont un peu de succès, il leur faut leur petite Wasp.” D’autres voix s’ajoutent ; les amis d’enfance, le gérant pakistanais de la supérette qui passe le coup de fil aux flics, ainsi que Ma Robinson, ex-gardienne du centre pénitentiaire pour femmes, qui a fui la “ségrégation trop virulente du Sud profond”. Elle orchestre la marche monstre en hommage à Emmett (550 000 personnes). Il y a des témoins indirects : une jeune Haïtienne, étudiante en littéraire, et son copain, un petit-fils de juifs ukrainiens, étudiant en histoire sur l’“intersectionnalité et post-colonialisme”. On trouve une flopée de références musicales : Dylan, Marley, les Stones, J. B. Lenoir, North Carolina Ramblers… L’auteur se fraye un chemin à la dynamite dans un univers complexe. Ce roman, qu’on peut dire choral, traverse à voix multiples d’épaisses zones de silence. On entend enfin respirer celui qui s’est tu. Ici, il reprend souffle, via l’attention solidaire de tous. »