LIBÉRATION, Alexandra Schwartzbrod, jeudi 13 octobre 2022


Gabriel Byrne hors « champs dorés »

Gabriel Byrne est un être à part dans la génération des acteurs septuagénaires anglo-saxons, il nous a toujours émue, que ce soit dans la série In Treatment (la version américaine de En Thérapie), dans le film Usual Suspects ou même dans les Quatre filles du docteur March où il joue l’amoureux transi de la formidable Jo / Winona Ryder. De cet homme émane une sorte de retenue et de douceur qui tranche avec les forts en gueule qui souvent partagent avec lui l’affiche. Nous nous sommes donc glissée dans ses mémoires comme dans un vieux pull lustré par le temps et pétri d’odeurs familières. Avec plaisir mais sans en attendre beaucoup plus que des souvenirs de tournages ou quelques fautes inavouables. Mes fantômes et moi n’est rien de tout cela. C’est un véritable objet littéraire, magnifiquement écrit et incroyablement intime, teinté d’humour et marqué par une grande lucidité sur lui-même. Gabriel Byrne n’y cache rien de ses failles et de ses traumatismes, des sévices sexuels dont il a été l’objet adolescent et surtout de son addiction à l’alcool. Ses phrases sont empreintes de poésie, et d’un émerveillement préservé pour les paysages de son enfance et les quelques personnes qui ont compté dans sa vie.

Il suffit de lire ses premières phrases pour être aussitôt embarqué dans un autre espace-temps. « Que de fois j’y suis retourné en rêve, sur cette colline. C’est toujours l’été, et je contemple les champs dorés et verts, les fossés débordant d’aubépine et de lilas, la rivière étincelant au soleil comme une lame. Dans ma jeunesse, je trouvais refuge en ce lieu, et son souvenir ancré au fond de mon âme m’a toujours été un réconfort par la suite. Il fut un temps où je croyais qu’il ne changerait jamais, mais c’était avant que l’expérience ne m’apprenne que rien ne reste immuable. Aujourd’hui c’est un parking où l’on se gare pour admirer le panorama. »

Une première pièce de théâtre, qui met en scène la Nativité

Gabriel Byrne était un enfant joyeux, curieux et plein d’imagination. « En ces temps-là il me semblait parfois que j’allais exploser de joie et, pour calmer mes ardeurs, je courais et cabriolais à perdre haleine, jusqu’à en avoir le tournis. Je restais des heures sous la mer inversée du ciel, où les nuages devenaient des chameaux, ou la face de Dieu. » Il déménage, son frère naît puis sa sœur, et surtout, comme beaucoup d’enfants irlandais, il entre à l’école chez les religieux qui lui mettent des idées noires plein la tête. C’est là qu’il joue sa première pièce de théâtre, qui met en scène la Nativité. Il tient le rôle d’un berger et c’est une révélation : le théâtre lui entre dans la peau. Pourtant, il décide à 11 ans de devenir prêtre. Ou plutôt il croit entendre Dieu et se persuade qu’il a la vocation. C’est surtout que le vicaire lui a fait miroiter une chambre individuelle et qu’il en a assez de partager sa chambre avec son frère. Il tient le coup jusqu’au soir où le prêtre qui lui fait cours et dont il est le préféré l’invite dans sa chambre et le reçoit en robe de chambre sur fond de Chopin. On imagine la suite sur laquelle Gabriel Byrne ne s’attarde pas. Il se contente de ces deux phrases : « L’haleine aigre et chaude du prêtre qui se rapprochait de moi. Ensuite, le noir. »

Il finit par être renvoyé du séminaire et se retrouve sans formation ni avenir à tout juste 15 ans. Il essaie la plomberie mais se livre à de menus trafics pour épaissir sa paie et finit par se faire virer. Il passe ses journées dans les salles de cinéma dont sa grand-mère lui a donné la passion et finit, après des tas de petits boulots sans lendemain, par reprendre des études et obtenir un diplôme. Mais l’appel de la comédie est le plus fort, il adhère au syndicat des figurants, début d’une carrière riche et discrète à la fois. Discrète car la dépression a toujours été là, « souvent liée au fait que je boive », écrit-il, et aussi le sentiment d’imposture. Sans compter les drames intimes et notamment l’internement de sa sœur dans un hôpital psychiatrique où elle finira par mourir.

À cheval avec une « dame américaine »

Des souvenirs de tournage, il y en a bien sûr, mais ce n’est pas du name-dropping comme le font nombre d’acteurs. Ils alternent avec les souvenirs d’enfance et d’adolescence comme pour alléger des confessions trop lourdes. Et certains ne sont pas dénués d’humour : ainsi quand il fait du cheval avec une « dame américaine » pour préparer son rôle dans Excalibur, et qu’il comprend, au retour de la promenade, qu’il vient de passer une heure à rire et plaisanter avec Ava Gardner sans l’avoir reconnue. Et ces phrases de Richard Burton : « on est chez soi là où l’on a ses livres », et aussi « donne-toi à fond mais n’oublie jamais que ce n’est qu’un foutu film, rien d’autre. Nous ne sommes pas en train de soigner des cancers. Souviens-toi ». Il n’a jamais oublié et c’est aussi cela qui fait son charme.