LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 11 mars 2023


Avec Il n’y aura pas de sang versé, la romancière plonge dans le milieu des ovalistes, ces petites mains des ateliers de moulinage lyonnais en 1869, année de la première grève de femmes.

On entend souvent parler de l’ovalie, le paradis des amateurs de rugby. Rarement des ovalistes. L’étymologie est pourtant la même. Souvent, Maryline Desbiolles joue avec les variations de mots de même racine, tel un motif à déployer. Page 52 : «Un visage ovale, un visage plein, comme le suggère le mot ové que nous découvrons, un fruit plein, ovale, un fruit ové, ové l’adjectif et le nom commun ove, ornement en relief, en forme d’œuf utilisé en architecture, en orfèvrerie, dit Le Petit Robert Les ovalistes étaient des ouvrières de la soie qui veillaient à l’ouvrage d’un moulin dont la pièce centrale avait une forme ovale. Page 45 : «Elle oublie les mauvaises pensées dans le travail qui consiste à surveiller les moulins, garnir et dégarnir les moulins, vérifier la qualité de la soie, nouer et dénouer les fils cassés, donner au fil de soie la torsion nécessaire à son tissage.» Il n’y aura pas de sang versé emmène dans les ateliers de moulinage lyonnais en 1869, entre réel et fiction, dans l’enfer des ovalistes, enfer parce que femmes, parce qu’exploitées.

Toia aime le monde qu’elle a sous les yeux, celui de sa région des Langhes dans le Piémont. «Il y avait ce grand drap froissé de collines et au premier plan le bois de noisetiers, les champs en pente dont certains avaient été emportés par les violentes pluies du printemps dernier, les vignes, les chaumes de maïs.» Un colporteur arrive un jour dans ce paysage, il recrute des filles pour un atelier de moulinage à Lyon. Là-bas, elles sont logées, nourries, payées. Dix jours après, Toia quitte ses parents, ses petits frères, sa campagne piémontaise, pour l’atelier Chareyre rempli de poussière de la rue de la Tête-d’Or. Son salaire : deux fois moins que les femmes françaises qui gagnent moins bien que les quelques hommes à la même tâche, 1,40 franc par jour aux ovalistes, 2 francs aux ouvriers moulineurs. «Femmes sans qualification. Femmes sans qualités. Ovalistes. Les mots dépassent la petitesse comme de la pensée.»

Village de montagne

Pleine du monde qu’elle a quitté pour un labeur sans joie, Toia est la première des quatre personnages principaux qu’anime l’autrice de C’est pourtant pas la guerre (2007), autre livre choral, dix protagonistes également numérotés. Après Toia, il y a Rosalie Plantavin, la numéro 2, qui a laissé son fils à sa sœur à Nyons dans la Drôme, un pays de mûriers – la soie elle connaît bien –, pour fuir la pauvreté et travailler chez le moulinier Détrié. Après Toia et Rosalie, il y a Marie Maurier, originaire de Mieussy, un village de montagne en Haute-Savoie, plus précisément du hameau de Quincy. Enfant, elle s’est profondément blessé la main à la faucille en coupant de l’herbe pour les lapins. Embauchée dans le petit atelier Pichat, elle amuse la galerie. «Parfois la cicatrice dans la paume de la main lui fait si mal qu’il lui semble qu’elle va s’ouvrir et saigner à nouveau. Elle oublie d’où elle vient mais d’où elle vient la tire par la manche.» Toia, Rosalie, Marie et enfin Clémence Blanc, la numéro 4, lyonnaise cette fois, ovaliste chez Bonnardel aux Brotteaux, le plus gros atelier de la ville. Son amie Suzette, qui logeait avec elle dans un minuscule garni rue de la Part-Dieu, est morte en couches. Clémence ne s’en remet pas.

Maryline Desbiolles présente une à une ses quatre ouvrières, du recrutement de Toia à l’éveil de la conscience de Clémence, brisée par la disparition de Suzette dans une «hémorragie de la délivrance». Pour figurer cette progression qui court vers une grève, on le sait dès le début, l’autrice utilise la métaphore sportive, celle de la course de relais. On pourrait craindre l’artificiel, la dissonance, comment considérer ainsi ces quatre ovalistes «comme les quatre relayeuses du quatre fois cent mètres». L’autrice l’explique, son choix de la course de relais, à une époque où les femmes ne pratiquaient pas de sport et où la discipline elle-même n’existait pas. «Cet anachronisme n’est pas pour nous déplaire ni la souplesse que la physique quantique confère au temps, la souplesse du temps, physique quantique ou pas, la souplesse que le livre donne au temps et, si le roman historique nous entrave, nous plombe littéralement, la course de relais nous donne le départ.» Pour en venir à la première grève de femmes, entre 2 000 et 8 000 ovalistes en juin et juillet 1869 qui demandent à gagner davantage, à pouvoir s’asseoir, à travailler dix heures et non pas douze, Il n’y a pas de sang versé prend le parti de les incarner ces ouvrières, avec quatre portraits intenses et parlants dans ce couloir de l’histoire.