- Livre : Mauvaises herbes
- Auteur : Dima ABDALLAH
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- Revue de presse
LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 19-dimanche 20 septembre 2020
Plantes de survie à Beyrouth
Une enfant et son père à la main verte dans la ville en guerre, puis séparés par l’exil : premier roman de Dima Abdallah
« Qu’est-ce qu’une mauvaise herbe ? Une plante qui pousse malgré tout. Qui se dresse en marge des fières corolles élues du jardinier, et lui fait la nique, têtue et résistante. Elle peut croître aussi dans les ruines des villes, elle persiste à exister dans l’adversité. Le père du premier roman de Dima Abdallah voit sa fille comme une mauvaise herbe. Le contexte est particulier : le Beyrouth des années 80, des bombardements permanents, des déménagements incessants, un quotidien haché et apeuré. « J’espère qu’elle grandira comme poussent ces adventices. Ces hôtes de lieux incongrus, ces hôtes que personne n’a voulus, qui dérangent mais s’en moquent bien et n’en finissent pas de pousser. […] Les plantes pudiques, celles qui ne cherchent pas à se faire bien voir, celles dont le charme est si subtil qu’il en est un peu secret. »
La métaphore enfle avec tendresse, Mauvaises Herbes porte sur la relation entre une fille et son père, un « géant » : sa petite main à elle s’accroche à un de ses grands doigts à lui quand il vient la chercher plus tôt à l’école les jours d’incessants mitraillages.
Cultiver des plants coûte que coûte, c’est une manie du père. Pour montrer qu’on reste vivant. Il lui parle souvent de sa grand-mère à la main verte et de son beau potager, désormais en territoire dangereux. Sur la terrasse de leur énième appartement qui n’est jamais à eux et qu’ils quittent chaque fois en laissant tout derrière eux, il maintient la présence de jasmin, de marjolaine. Assis à sa petite table tournée vers l’extérieur, cet écrivain (comme les parents de l’autrice, née à Beyrouth en 1977) noircit des feuilles toute la journée, en buvant café sur café, fumant cigarette sur cigarette, et un jour ce sera verre sur verre, en se levant parfois pour arroser les vertes demoiselles. Le rapport aux plantes représente une forme de langage qui permet de briser le silence qui s’est incrusté pendant ces années d’effroi. « Pour engager la conversation, il me montre souvent telle ou telle plante en pot sur le balcon et m’apprend le nom de chacune d’elles. Il frotte sa main sur l’origan et la marjolaine et me fait sentir ses doigts. » Quand elle rentre de l’école, énervée par l’ascenseur encore en carafe à cause d’une coupure d’électricité, elle joue à déchiqueter les pétales rouges du bac à fleurs entretenu avec soin par le concierge, qu’elle verra plus tard à terre abattu, ou à vérifier si les noyaux qu’elle a enfoncés dans la terre sortent, mais jamais. « J’aime bien le concierge, j’ai remarqué que j’aimais bien les gens qui aiment les plantes. C’est les mêmes qui aiment bien se souvenir de quand ils étaient petits. » Mauvaises Herbes part de l’enfance, en 1983, quand la narratrice a 6 ans, jusqu’à sa vie d’adulte en 2019 ; entre-temps, sa mère, son frère cadet et elle ont émigré en France. Les chapitres alternent entre sa voix à elle et la voix du père.
C’est une gamine singulière. Elle voudrait que les bombardements s’intensifient pour ne pas retourner en classe où elle n’a pas d’ami et n’est pas aimée par sa maîtresse. Les enfants qui s’approchent lui demandent sa confession avant son prénom, or elle n’est ni chrétienne ni musulmane. C’est plus difficile de n’être d’aucune communauté, d’aucun groupe. Le soir, elle se force à effacer de sa mémoire les vexations solitaires de la journée et la peur omniprésente. « La seule parade que j’ai trouvée à tout ça, c’est l’oubli. Je referai défiler les images, chaque jour, avec pour mission de les anéantir. » Garder tout en soi, faire comme si tout allait bien et avoir la boule au ventre du matin au soir la conduit à 9 ans à l’asphyxie, grosse crise d’angoisse. « J’ai réalisé, dit le père, qu’elle n’avait que neuf ans et qu’elle était déjà tellement effrayée que l’oxygène n’arrivait plus à se frayer un chemin jusqu’aux poumons. »
Davantage que grandir pendant la guerre civile, le roman explore profondément le lien charnel entre un enfant et une figure a priori indestructible et rassurante, et le fossé qui se creuse entre eux dans une époque d’impuissance. Il y a l’exil bien sûr, qui éclate une famille jusque-là unie dans la fuite, mais Dima Abdallah réussit admirablement à faire ressentir la forme de folie douce bâtie intérieurement pour repousser la vraie démence. L’image paternelle se superpose à celle de ce pays en ravage, défait, subissant une guerre civile qui s’éternise. Qu’est-ce qu’un roman qui touche juste ? Celui qui parvient à faire du particulier, de personnages enfoncés dans une histoire qui ne concernent pas le lecteur, un écho sensitif et prégnant. Celui-là a ce pouvoir-là, il emprunte un chemin bordé de ronces, qui mène quelque part. »