LIBÉRATION, Frédérique Roussel, samedi 2 juillet 2022


Un père tyran dans une campagne retirée, réédition d’un roman de John McGahern.

restes utiles… et finiront par disparaître dans la longue nuit comme nous-même s», a écrit un jour à un ami John McGahern, déjà écrivain confirmé. Si son œuvre s’est achevée avec sa mort en 2006, elle n’a pas dit son dernier mot. Son amplitude tient à peu de livres, six romans et quatre recueils de nouvelles écrits entre 1963 et 2001, la plupart traduits en français mais pour certains indisponibles depuis longtemps. Un programme de publication porté par les Editions Sabine Wespieser aux solides affinités irlandaises (dont Edna O’BrienClaire KeeganNuala O’Faolain, etc.) ramène aujourd’hui des limbes Entre toutes les femmes, sorti il y a plus de trente ans, en 1990. Il n’est pas daté.

Un lion à l’agonie

L’écrivain qui a observé de près et transfiguré l’Irlande rurale est considéré comme un des auteurs majeurs de la génération qui suit celle de Joyce et Beckett. En septembre dernier, Faber & Faber a sorti sa correspondance, plus d’un millier de lettres réunies par Frank Shovlin, professeur de littérature irlandaise en anglais à l’université de Liverpool. Le volume débute par quelques mots à son père en avril 1943, il a 8 ans. Il se termine par un courriel à sa femme Madeline daté de quatre jours avant sa mort. Entretemps, plus de soixante ans d’échanges, avec sa famille, ses amis, ses éditeurs et des sommités littéraires comme Seamus HeaneyColm Tóibín, Paul Muldoon, Brian Friel. L’ouvrage dresse à la fois le portrait en creux de la vie d’un auteur et de ses écrits, et contribue à l’histoire de la littérature irlandaise d’après-guerre, ses liens avec la vie littéraire britannique et américaine.

En France, la dernière irruption de John McGahern en librairie datait de Mémoire (Albin Michel, 2009), une autobiographie publiée quelques mois avant sa mort dans laquelle il évoquait son enfance et les faits marquants qui ont influé sur son parcours. Souvent considéré comme son meilleur roman, Entre toutes les femmes s’ouvre sur la figure de Michael Moran, un vétéran de l’IRA, qui incarne une sorte de lion à l’agonie. « Quand il se mit à s’affaiblir, Moran commença à avoir peur de ses filles. Cet homme jadis si énergique était tellement implanté dans leurs vies qu’en réalité elles n’avaient jamais quitté Grande Prairie, malgré leur travail, leur mariage, leurs enfants et leurs maisons à Dublin et à Londres. A présent, il n’était pas question qu’elles le laissent s’échapper. » Tout ou presque se passe dans un coin rural du comté de Leitrim, dans le nord-ouest de l’Irlande, la région où est né McGahern et où il a fini sa vie. A Grande Prairie, Moran tient sa ferme, élevage et cultures, de main de maître, seul après la mort prématurée de sa femme. Il élève aussi ses cinq enfants, l’aîné Luke fuit rapidement l’atmosphère irrespirable du foyer dès qu’il le peut. C’est un schéma familial que McGahern a connu : John a perdu à 9 ans sa mère adorée, comme ses six frères et sœurs, leur père était un homme secret, violent et imprévisible.

A genoux pour réciter le rosaire

Dans le premier chapitre, la situation s’est inversée : Moran vieillissant se trouve sous l’emprise de ses filles qui veulent le ramener dans la vie. Elles ressuscitent la célébration du Monaghan Day, que cet homme taciturne et méprisant fêtait autrefois avec son seul ami.  « Il n’avait jamais réussi à avoir des rapports normaux avec le monde extérieur. En fait, il n’avait eu de rapports qu’avec lui-même, et avec cette extension de lui-même qu’était sa famille : un amalgame de personnes réunies par le mariage ou par le hasard. Il n’avait jamais été capable de sortir de la coquille de son moi. » Or le patriarche, qui régentait grâce à la peur qu’il suscitait et à ses accès de brutalité, se retrouve aujourd’hui à la merci de ses trois filles. Ce qui intéresse McGahern, ce sont les dégâts de la violence paternelle sur l’entourage. La domination patriarcale et religieuse, à son summum dans les années 50 en Irlande, s’illustre concrètement chaque soir quand tous les membres de la famille doivent se mettre à genoux pour réciter le rosaire. L’aîné coupera le cordon, le benjamin s’échappera aussi, quant aux femmes, y compris Rose, la seconde épouse plus jeune de Moran, elles resteront au garde-à-vous, revenant mariées à leur tour à ce qui est devenu une ancre.